65. La Proue

4 2 0
                                    


Et lorsque j'aurai terminé d'unifier Avalon, je monterai sur la Proue, et je dirigerai le monde.

Journal de l'Archisade


Vardia n'eut pas l'impression qu'ils s'étaient déplacés. Hormis l'eau qui gouttait encore de ses larges dents, il régnait un silence imperturbable dans la gueule du Dragon, et une singulière sensation de paix.

Rizal était allongé dans un lit de cristal creusé pour lui ; il respirait doucement. Assise plus loin, Mû semblait prise à des réflexions mélancoliques.

« Qu'est-ce que... »

Le Paladin porta une main à sa tête, puis à son épaule ; il contempla d'un air incrédule la fleur de cristal rouge qui refermait et cicatrisait sa blessure, et qu'il garderait tout le reste de sa vie. Son regard se porta sur Mû.

« Est-ce que c'est bien toi ? murmura-t-il.

— Il m'est difficile de répondre à cette question. »

La jeune fille se mit debout et descendit les quelques marches de son estrade rouge et mauve, peut-être la langue du Dragon, s'il en avait une. Elle s'accroupit devant Rizal. Dénoués, ses cheveux noirs recouvraient ses épaules ; ils ressemblaient à ceux de Morgane.

« Tu veux que je sois Maria, dit-elle doucement, mais je suis Mû. J'ai toujours été Mû. Dès l'instant où je suis née, et alors même que nos parents avaient choisi un autre nom pour moi.

— Quelle étrange façon de renaître » remarqua-t-il.

Elle prit délicatement sa main.

« C'est un compromis, reconnut-elle. La première Mû s'était séparée de sa part d'humanité, et j'ai cru d'abord que je pourrais demeurer ainsi, incomplète. Mais Mû ne peut pas défendre, et encore moins diriger Avalon, sans être humaine elle-même. Alors je suis née humaine, une deuxième fois, une troisième fois. Chaque fois, je découvre quelque chose de nouveau. J'apprends à être une autre. »

Rizal bascula la tête de droite à gauche, des larmes aux yeux.

« Mais nous, que t'avons-nous appris ? Nos parents se sont séparés et j'ai échoué à te protéger. Je n'ai pas été là pour toi, car je poursuivais une chimère. Je voulais que Maria revienne, que l'on te libère du Château, mais surtout que l'on te libère de Mû.

— Dans ma première vie humaine, j'ai été aimée d'une femme, Karda. Dans ma deuxième vie humaine, j'ai connu l'amour d'un père. Et dans ma troisième vie, celui d'un frère. Et j'en avais besoin, Rizal. Ce sont ces amours qui m'ont faite humaine ; ce sont ces gens qui m'ont emmenée avec eux. Il y a eu et il y aura des milliers, des millions d'hommes qui vénèreront et qui craindront le Dragon de cristal, et s'il n'y avait que ces hommes, il n'y aurait pas de Mû, car ils n'en ont pas besoin : ils ne veulent qu'un Dragon. Mais grâce à toi, mon frère, je suis là. »

Elle l'étreignit et le laissa pleurer amèrement sur son épaule.

« Pourquoi un si long silence ?

— Parce que quand je me suis réveillée, le Dragon s'est réveillé en même temps que moi. Et le Dragon ne parle pas. Et le Dragon a compris quel immense danger Mû faisait peser sur Avalon, par sa seule présence, par sa seule existence, à cause de ce grand secret des Pangalactiques qui se trouve tout près de la Terre. Alors le Dragon a pris peur, et il a essayé de m'étouffer dans son berceau. Il s'est bien vite rendu compte qu'il ne pouvait me faire disparaître, car il faisait partie de moi. Il s'est donc contenté de me faire taire. Jusqu'à ce que je puisse nous défendre devant les Spiruliens. »

Mû s'écarta et hocha tristement la tête.

« Cela n'a pas fonctionné. L'Ordonnanceur a décidé d'envahir Avalon. »

Rizal tenta de se lever, trébucha ; la jeune fille l'aida à descendre les dernières marches.

« Nous sommes arrivés » déclara-t-elle.

Les stalactites de cristal tremblèrent. Le plafond se releva, le sol se rétracta ; la gueule du Dragon s'ouvrait béante. Ils débarquèrent sur une grande surface de métal poli, comme un miroir placé dans le ciel. En s'arrêtant aux bords de ce disque argenté, on pouvait voir la moitié du continent d'Avalon, du pôle Sud jusqu'à l'équateur de la petite planète artificielle, aux courbes bleues rendues floues par l'atmosphère. Plus haut brillaient toutes les étoiles du ciel d'Avalon, aussi nettes que dans l'objectif du Télescope de Morgane ; toutes les étoiles de la Galaxie, aussi innocentes qu'au premier jour, inconscientes des civilisations qui avaient disparu sous leurs yeux, et des deux grands Empires qui se livraient une lutte de titans sous leurs corolles enflammées.

Ils se trouvaient ici à la Proue d'Avalon, là d'où Mû dirigeait son vaisseau. Et l'on aurait pu croire que fuir, dans cet espace infini, serait la chose la plus facile à faire ; mais ils savaient tous les trois qu'Avalon ne pouvait fuir, que sa route était déjà tracée, et que malgré tous les combats à venir, le monde reviendrait bientôt sur une de ces étoiles parmi les moins brillantes, un Soleil qu'il avait quitté deux cent ans plus tôt.

Mû s'arrêta au milieu du grand miroir, un léger sourire sur son visage.

Après les avoir déposés, le Dragon décrivait désormais de grands cercles autour de la Proue ; il ne portait pas d'ombre, mais un grand reflet ondoyant sur le métal, qui ressemblait à la surface d'une mer paisible. Il paraissait parfois minuscule, parfois gigantesque, aussi grand que la planète.

« Nos chemins doivent se séparer ici » déclara-t-elle.

Rizal allait dire quelque chose ; elle l'interrompit d'un geste.

« J'ai une mission, et vous en avez une autre : sauver la République d'Istrecht. »

Mû pointa un doigt vers le sol, et une image se forma sous leurs pieds, qui ressemblait à une aquarelle peinte à main levée sur une vitre. Ils virent le Château dans le ciel, la montagne flottante qui s'approchait de la ville du Grand Ravin. Car de la Proue, l'œil de Mû pouvait tout voir du monde. Ce qu'elle ne pouvait voir, seulement imaginer, c'était le mélange de déception, de rancœur et de crainte de l'avenir qui avait mené l'Archisade ici, au sommet de cette tour.

« On ne peut pas faire grand-chose, dit Rizal. Il nous faudrait le Dragon.

— Vous avez le meilleur Paladin, et la meilleure Sysade. Le Dragon, mon frère, n'a pas été conçu pour faire régner l'ordre en ce monde ; c'est l'objet des pactes et des traités qui régulent le jour et la nuit. Non, son vrai rôle est de défendre Avalon.

— Y parviendra-t-il ? »

Mû esquiva sa réponse avec un demi-sourire ; elle ne souhaitait pas lui mentir.

« Nous reverrons-nous ? ajouta le Paladin.

— Bien sûr, Rizal. Je te verrai d'ici, car rien n'échappe à l'observatoire de la Proue, et quant à toi, il te suffira de lever la tête, car je resterai ici, parmi les étoiles, jusqu'au jour de ma grande bataille. »

Le Dragon se rapprocha ; son dos arqué passa au-dessus d'eux comme une voûte de cristal ; des fumées brûlantes sortaient de mille pores sur son corps, avec un scintillement d'étincelles bleues.

« Allez, dit Mû. Renversez l'Archisade. »

Le Silence de MûWhere stories live. Discover now