58. L'océan

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Je voudrais avoir quelqu'un qui veille sur moi. Quelqu'un qui vienne me chercher lorsque je m'endors à mon bureau, et vienne me déposer dans mon lit. Au lieu de cela, je me réveille seule, écrasée sur mon étude, et mes yeux sont emplis de larmes.

Mais je sais, pour l'avoir déjà tenté, que personne ne serait assez patient pour partager ma vie, car cette vie n'est que travail et responsabilités.

Journal de l'Archisade


De l'eau, sombre et froide, encerclait Vardia de toutes parts. Elle tourna sur elle-même en cherchant la surface, mais ne put même pas en estimer la direction ; car cet océan était en apesanteur, comme le reste du vaisseau Spirulien. Elle ne ressentait pas le poids de l'eau, seulement sa résistance.

La Sysade se rendit compte qu'elle pouvait respirer aussi bien que dans le laboratoire de Ien ; de petites bulles s'échappaient de ses narines. Rassurée, elle nagea sur des centaines de mètres à la recherche de Rizal, dans l'espoir de le tirer des eaux comme il l'avait fait pour elle.

Cet océan était à la fois le berceau et la poubelle numérique de l'Oligopôle ; les égouts et les racines de leur Numérum ; là où leurs créations prenaient vie et prenaient fin. Elle n'y était donc pas seule. Des objets malformés flottaient entre deux eaux ; des fragments de corps sans vie, des créatures marines difformes qui paraissaient endormies ; peut-être les ruines de mondes entiers que les savants Spiruliens avaient bâtis pour y étudier la vie artificielle.

Elle frémit en apercevant la silhouette large d'un des poulpes, dont les tentacules flottaient au loin comme les cheveux de Méduse. Il nageait lentement dans une autre direction, et ne l'avait pas remarquée. Ses ventouses se refermèrent sur un poisson chimérique à la tête large et aux cornes de buffle, qu'il engloutit dans son bec.

Cet environnement devait paraître très différent aux yeux des Spiruliens. Ils avaient régné en maîtres sur cet océan primordial, et ce n'était pas le danger mortel qui pouvait surgir tantôt de toutes les directions, mais tout au plus, une proie plus intéressante que les autres. Vardia, en voyant le poulpe s'éloigner d'elle, songea que l'humanité aurait eu beaucoup à apprendre à de tels privilégiés. La Nature ne leur avait fait aucun cadeau, à ces petits primates tout juste descendus des branches, apprivoisant le feu pour chasser les prédateurs.

Seconde après seconde, mètre après mètre, elle arpentait ce monde englouti en songeant à Rizal, qui devait se vider de son sang quelque part, qui était peut-être déjà mort à cause d'elle, à cause de cette idée folle de suivre Mû dans le domaine des poulpes. Ses tentatives d'ouvrir une fenêtre holographique se soldèrent par des échecs, jusqu'à ce qu'elle comprenne que le sens privilégié des Spiruliens était celui du toucher. Alors, elle ressentit la présence de symboles autour d'elle, comme des caractères d'imprimerie dans leurs casiers, qu'elle pouvait manipuler du bout des doigts sans les voir.

Ces mots lui disaient des choses, mais ils parlaient, comme les Spirumains, avec un accent terrible, et repartaient aussitôt, tel un guide de montagne armé d'un vieux bâton, se traînant dans la brume, jetant son doigt engourdi vers chaque col et chaque sommet pour murmurer leurs noms, et que personne ne comprend. Elle put néanmoins repérer et éviter d'autres Spiruliens qui rôdaient dans les eaux noires tels des Léviathans désœuvrés.

Et parmi toutes les choses déjà mortes suspendues à leurs crochets d'équarrissage invisibles, ces objets que les Spi analysaient et dépeçaient, Vardia finit par reconnaître la signature d'un Processus avalonien, et se précipita dans sa direction.

Il était loin, beaucoup plus loin qu'elle ne l'aurait souhaité, et ne lui apparut d'abord que comme une toute petite lumière ; l'éclat d'un échappement de lave sous-marine, dont le rougeoiement prit vite une teinte bleu-vert.

Elle s'arrêta à mi-chemin et sentit l'eau qui refluait, le courant qui l'emportait, comme si une faille s'était brisée dans la plaine océanique, que la plaque de basalte s'était soulevée de cent mètres, et que tout l'océan, tiré du lit, se renversait sur son dos en grognant.

La lumière qui remontait vers elle s'étendit, s'élargit en une grande forme minérale, faite d'un cristal couleur de glace. Deux grandes ailes, reconverties en nageoires, battaient le courant. C'était le Dragon de cristal. Un Spirulien minuscule, sur son chemin, percuta les arêtes tranchantes de son épaule et fut sectionné en deux.

Vardia eut un sourire. Même devant l'Unité Spirulienne, le Dragon méritait ses superlatifs, et il avait de quoi faire regretter aux Spi de l'avoir omis de leurs calculs. Quant à elle, elle était droit sur son chemin, et s'il ne l'avait pas vue, elle s'écraserait sur les facettes de son crâne sans yeux comme un moustique sur un pare-brise.

Le remous perturba sa vue ; elle n'avait rien à quoi s'accrocher et tourna sur elle-même ; ce bloc immense de cristal réapparut plusieurs fois devant elle, jusqu'au choc. La Sysade se ramassa sur une surface dure, dont les arêtes coupantes glissèrent sur le nylon noir de ses vêtements. L'eau reflua autour d'elle, révélant le sol d'une grande caverne, qui s'enfonçait plus loin en une sorte de tunnel.

Son visage étonné apparut dans mille reflets de cristal, tantôt coloré de violet, tantôt de bleu. Hormis le goutte-à-goutte des stalactites, il régnait ici le même silence que dans l'œil du cyclone. Cette grotte humide, dont les moindres flaques d'eau prenaient la couleur d'élixirs mystérieux, était la gorge du Dragon.

« Par ici. »

Elle suivit cette voix qu'elle ne connaissait pas, car nul sur Avalon ne l'avait encore entendue. Mû était assise sur une marche de cristal ; le Paladin Rizal reposait sur ses genoux, les yeux fermés. Elle lui caressait doucement les cheveux. Une fleur de cristal rouge recouvrait son épaule, à l'endroit de sa blessure, et il respirait doucement.

« Mû...

— Ne t'inquiète pas pour lui. Nous le ramènerons sain et sauf sur Avalon. »

Vardia s'agenouilla en face d'elle, de cette jeune fille aux cheveux noirs et aux yeux d'un bleu cristallin. En se plongeant dans son regard, elle aurait vu la silhouette triomphante du Dragon, elle l'aurait vu remonter les flots de l'Oligopôle, s'extraire du Numérum Spirulien, traverser toutes leurs barrières et leurs défenses.

« Les négociations ont échoué » exposa Mû.

De son côté, la Sysade ne pouvait que faire le même constat. Elle hocha la tête.

« L'Ordonnanceur a décidé d'envahir Avalon, de le prendre en otage, et de s'en servir pour atteindre le Graal. Je ne suis pas sûre de pouvoir défendre le monde contre leur invasion. Peut-être que nous serons forcés de suivre leur volonté.

— Nous ne renoncerons pas » rétorqua Vardia, chez qui brillait enfin toute la fierté des Sysades, après avoir vu le Dragon écarter les flots.

Mû n'en semblait pas certaine. Elle examina la fleur qui avait recouvert la blessure, rafistolé les chairs et arrêté le saignement. Rizal avait bien une petite sœur ; elle se nommait bien Mû, et non Maria, et pour la première fois, c'était elle qui veillait sur lui.

Le Silence de Mûحيث تعيش القصص. اكتشف الآن