52. Cette petite partie du monde

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Il n'y aura jamais assez d'archéologues pour étudier toutes ces civilisations disparues. Personne ne perdra son temps à lire toutes les stèles de la Terre. Même si nous ne voulions survivre qu'en mémoire, il nous faudrait déjà être exceptionnels.

Nombreuses sont les civilisations qui abandonnent derrière elles des œuvres d'art que personne ne peut comprendre, et qui ne demeurent que comme preuves de leur orgueil.

Journal de l'Archisade


Vardia traversa un sommeil sans rêve, aussi vide que l'espace, aussi froid que les pôles terrestres. Il était infiniment préférable à ce qui allait suivre, mais n'étant pas consciente, elle ne pouvait pas le savoir. Son esprit flottait au-dessus de mondes inaccessibles, partagé entre l'impression contradictoire de s'étendre à l'infini, et de se réduire en un seul point singulier.

Avant de se souvenir qu'elle était humaine, elle se souvint qu'elle était vivante. Et la seule preuve de cette vie fut une douleur qui la transperça du bout des doigts de pieds jusqu'aux oreilles, comme un million d'aiguilles traversant tous ses capillaires sanguins. Ses terminaisons nerveuses s'étaient allumées, toutes en même temps ; son corps brillait comme un soleil. N'ayant pas de voix pour hurler, elle ne put se rompre les cordes vocales.

Sa première pensée alla vers Rizal. Dans son rêve sans conscience, elle avait eu l'impression, ou le fantasme, que le Paladin aux yeux gris se trouvait tout proche d'elle ; qu'il fallait le protéger, le tirer sur la rive, comme il l'avait fait lors de leur arrivée dans la Simulation de Lôr. Ses bras et ses mains s'agitèrent par réflexe, alors même que la souffrance s'évacuait à grand-peine, semblable au souvenir d'un millier de coupures. Elle sentit que quelque chose la retenait, comme si son manteau s'était pris sous une pierre, et tira sur les attaches jusqu'à ce qu'elles se rompent.

Toutes ses pensées étaient encore floues ; mais l'eau dans lequel elle flottait lui rappelait l'océan. La pression inexistante lui donnait l'impression d'être proche de la surface, mais elle devinait que Rizal ne serait pas là pour l'aider à prendre pied.

Elle ouvrit les yeux. Ce n'était pas de l'eau, mais un fluide de couleur rosâtre, comme un lait caillé dans lequel on aurait dilué du sang. Des câbles plastiques pendaient aux alentours, certains pourvus de ventouses, d'autres de dendrites et de branchies. En une ou deux brasses, Vardia se heurta à une paroi rectiligne, qui ressemblait à une toile tendue.

Son sang ne fit qu'un tour. Elle n'avait toujours pas pu prendre la moindre inspiration. Des câbles étaient toujours accrochés à ses jambes tels des sangsues.

La Sysade lança son poing sur ce film plastique et à sa grande surprise, sa main le traversa sans le percer, comme une bulle de savon. Elle y planta ses doigts, s'agrippa, se hissa en luttant une dernière fois contre les attaches, qui se rétractèrent et disparurent dans le flot opaque.

Au moment où sa tête s'extirpait hors de la bulle, elle songea que l'autre côté pouvait très bien aboutir au vide spatial. Pour une raison ou une autre, elle ressentait la présence de ce vide, sa tyrannie absolue sous laquelle une commodité aussi triviale que l'air respirable devenait une denrée de luxe.

Vardia ouvrit la bouche et remplit ses poumons en quelques inspirations saccadées ; elle s'arracha complètement à la bulle et entrouvrit les yeux. D'intenses contrastes l'encerclaient ; certaines lumières fixes, d'autres mouvantes. Elle n'avait aucun poids ; sa perception des directions bascula et elle s'imagina accrochée au plafond, collée à cette membrane jaunâtre qui s'était reformée juste après son passage, comme une mouche sur un papier gras.

Pourquoi avait-elle aussi froid ? Pourquoi un baryton basse chantait-il dans une langue oubliée, accompagné par un orchestre d'opéra ?

Leb wohl, du kühnes, herrliches Kind !

Sa première question trouva vite une réponse ; elle ramassa un paquet de vêtements soigneusement pliés, collés eux aussi à la membrane et sans doute déposés à son intention. Le chanteur continuait de se morfondre ; peut-être jugeait-il piètrement la découpe de cette combinaison ; on aurait dit qu'un créateur de mode venait de découvrir en même temps la couleur noire, le nylon et l'élastique.

Vardia avait mal à la tête, et l'absence de gravité la désorientait. Elle avait l'impression que l'univers était posé sur un point de bascule, et qu'à tout moment, il pourrait choisir de pencher d'un côté ou de l'autre, de l'envoyer s'écraser sur la paroi métallique concave qui faisait face à sa bulle.

Elle aperçut une ouverture, dont semblaient provenir les lamentations wagnériennes du baryton.

« Est-ce qu'il y a quelqu'un ? »

Elle se donna une impulsion sur la membrane, traversa quelques mètres avant de se cogner contre le métal. L'estimation des distances lui était tout aussi difficile. Combien de temps avait-elle dormi ? Était-il normal qu'elle se retrouve ici, dans ce couloir sombre qui ressemblait à l'intestin fossilisé d'un Léviathan ? Pourquoi sa mémoire lui faisait-elle à ce point défaut ?

Elle aboutit à une pièce plus grande, parsemée de filets métalliques auxquels étaient accrochés des outils et des tables noires carrées, qui devaient être des écrans similaires à son interface holographique.

Elle s'agrippa à un des filets et essaya d'ouvrir sa console, plusieurs fois, sans succès. À croire que cette Simulation ne le lui permettait pas. Peut-être fallait-il disposer d'un statut spécial, même pour accéder à une simple interface.

« Oh, te voilà. »

Un spirumain se promenait dans les filets avec l'agilité d'un chimpanzé. Il ne portait qu'un caleçon noir, et sa peau, hormis de nombreuses marques rouges qui ressemblaient à des taches de naissance, était d'une extrême pâleur. Chauve, ou le crâne rasé, il était aussi très maigre, bien que beaucoup plus grand qu'elle, avec de long bras aux doigts fins sans ongles.

Une sorte de sac à dos lui était harnaché par des sangles de la même matière élastique que leurs vêtements ; plusieurs câbles en émergeaient, connectés à ses tempes et à l'arrière de son crâne.

Il s'accrocha avec ses pieds aux mailles du filet et approcha un visage intéressé.

« Bonjour. Néerlandais, c'est ça ?

— Quoi donc ?

— Le langage. Peu importe, nous nous comprenons. »

Il avait aussi le même accent que les autres Spirumains ; une bagatelle compte tenu des années-lumière qui avaient séparé les avaloniens de leurs cousins.

« Où sont les autres ? » demanda précipitamment Vardia.

Elle avisa beaucoup d'outils épars ressemblant à des tournevis, des machines à forer, des lampes portatives, tous collés aux filets par quelque force magnétique ; elle n'était pas certaine de pouvoir s'en servir comme arme, compte tenu du coton qu'elle avait à la place des bras.

« C'est tout ce que tu demandes ? Tu ne veux même pas savoir où tu es ? Qui nous sommes ? C'est surprenant.

— Je veux juste...

— Nous devons faire les présentations. Quelles sont tes dénominations ? Prénom, nom de famille, nom d'usage, fonction, grade, titre de noblesse, titre académique ?

— Je...

— Mais peut-être que nous parlons trop vite. Sommes-nous certains que ton cerveau fonctionne ? Combien vois-tu de taches sur ma préhensile ? »

Il s'était rapproché imperceptiblement ; Vardia eut un geste vif, le forçant à s'écarter.

« Nous croyons un malentendu, reprit-il sur un ton plus sévère. Nous venons de te sauver l'existence. Sûrement, ces choses-là comptent pour les dipôles ; c'est ce que nous pensons savoir, enfin. Tu viens d'Avalon, n'est-ce pas ? Oui, c'est une évidence.

— Où... où suis-je ?

— Tu es entrée dans le monde, dit le Spirumain en souriant. Ou plus vrai, dans cette toute petite partie du monde qu'est l'Oligopôle de l'Ordonnanceur du Sixième Décan. Bienvenue dans la Grande Unité Spirulienne. Nous sommes Ien. tes sauveurs, peut-être. »

Le Silence de Mûحيث تعيش القصص. اكتشف الآن