61. L'éclair

3 2 0
                                    

L'idée qu'une seule personne peut faire la différence, même moi, c'est aussi une idée naïve. Je moque la naïveté des autres, mais que dire de la mienne ?

Journal de l'Archisade


Après d'autres escaliers interminables, les couloirs du Château devinrent plus étroits, refermés sur eux-mêmes en un ultime labyrinthe. Au bout de quelques pas, Valérien approcha sa main du mur et donna quelques coups qui rendirent un son creux. La bille de cristal était collée au bout de son index, modelée en une sorte de griffe translucide. Il balaya le mur du bout du doigt, puis donna un petit coup de pied ; l'enduit de plâtre se détacha le long d'une ligne claire, emporté avec les briques coupées en deux. Tout un pan de mur se renversa dans le vide, où il s'écrasa dans les rochers agglomérés qui formaient l'assise du Château.

Henryk pencha la tête à l'extérieur ; le vent siffla à ses oreilles. On pouvait voir d'ici, entre les rochers, des bouts de la plaine d'Istrecht, et deviner la Ville Suspendue au Sud. La bataille n'avait pas encore commencé. L'Archisade attendait que le gouvernement de la République réponde à son ultimatum.

« Déroulez les cordes, messire Henryk. Vous savez faire des nœuds ?

— Oh, oui, je suis un expert en nœuds. »

Du moins, il savait attacher le pare-buffles d'une automotrice embourbée que l'on extirpe de la vase ; ce ne pouvait pas être bien pire.

« La corde est une sécurité, poursuivit le Sysade. Vous devriez rester accrochés à moi pendant toute la descente. D'abord, je me servirai du cristal comme bouclier, pour s'éloigner du Château le plus vite possible, puis comme voile, pour ralentir à l'arrivée.

— C'est limpide, dit Henryk en passant un deuxième tour de corde sous les épaules de la présidente, qui se laissa saucissonner sans protester. Pas trop serrée, madame ?

— Combien de temps va durer la descente ?

— Si tout va bien, entre une et deux minutes. »

Le Paladin continua de faire des nœuds, jusqu'à converger vers la configuration qu'il avait en tête ; lui et Erna chacun sur une épaule de Valérien, qui semblait les porter tous les deux comme un sherpa zélé. Le Sysade fit flotter la bille au-dessus de sa main, l'étendit en un disque de la taille d'un napperon. Un humain normal ne pouvait se faire à l'idée que sa vie reposerait sur un bout de cristal aussi minuscule, alors Henryk décida de penser au jour où il emmènerait la présidente Sylvia au Jadon. À cette époque de l'année, difficile de trouver une table ; il faudrait penser à l'hiver prochain. Ou peut-être un samedi soir, en cas de désistement ?

Son emploi du temps est sans doute bien plus chargé que le mien, se rendit-il compte soudain, et cette évidence le frappa au moment où Valérien sautait du Château. Un air chargé de brumes tourbillonna à leurs oreilles et tira sur sa moustache. Les rochers immenses sur lesquels était bâti la forteresse s'éloignaient d'eux, semblables à des montagnes retournées ; vues de l'envers, les tours, les arches et les murailles révélaient toutes leurs fissures et leurs imperfections.

Une fois arrivés à terre, une fois rentrés à Istrecht, allaient-ils simplement se dire au revoir et se séparer ? Après tant de parties d'échecs – et d'échecs ? Après tant de dîners et de bouteilles millésimées ? Non, Henryk s'y refusait. Cette chance ne se représenterait pas. Avant de quitter la présidente, il lui demanderait au moins un numéro de téléphone.

Ils avaient déjà fait la moitié du chemin, et le Château s'était rassemblé en une seule masse de roche et de terre, qui semblait posée sur un amas de nuages. Le Paladin tendit le cou pour apercevoir la plaine aux moulins, marquée d'une ombre gigantesque, qui se rapprochait d'eux à la vitesse d'une charge de cavalerie.

À ce moment, une traînée de condensation traversa le ciel bleu, des sommets du Château jusqu'aux murailles d'Istrecht. Le moulin à vent le plus proche de la ville disparut dans un nuage de poussière. Des morceaux de pierre et de bois retombèrent aux alentours, et un grondement de tonnerre secoua les fenêtres de la ville suspendue, avant que ne se révèle un cratère fumant, parsemé de flammes électriques.

Les milliers de fusils des armureries d'Istrecht ne pouvaient pas rivaliser avec cette puissance ; ils le savaient tous. Et le Château dans le ciel, imprenable, invincible, avait de quoi rayer cette ville de la carte.

« On se retourne ! » cria Valérien.

Henryk fut brusquement mis face à face avec le sol. Un choc tira sur les cordes et mit à l'épreuve tous les nœuds du Paladin ; il se cogna contre la présidente. Ils avaient brutalement ralenti ; seul le vent de face, le vent d'Istrecht qui remontait du Sud depuis des siècles, sifflait désormais à leurs oreilles.

Les mains tendues, Henryk attendit que les graminées sèches vinrent caresser ses paumes pour ouvrir totalement les yeux ; il se retrouva écrasé face contre terre, avec un Sysade dans son dos qui pestait contre des nœuds trop serrés. Il leur fallut plus de temps pour se libérer que pour toute la descente.

Un nouveau coup de tonnerre balaya la plaine ; ils n'eurent qu'à suivre du regard la traînée de vapeur blanche, traversant le ciel comme un coup de poignard, pour trouver le deuxième moulin pulvérisé. Sylvia, qui ôtait les dernières cordes, annonça d'une voix mal assurée :

« Nous devons nous rendre. Je dois le dire à Karel.

— Ne prenez pas de décision hâtive » tempéra Valérien.

Le vent du Sud balaya ses cheveux châtain. L'ombre du Château pesait sur leurs visages, et la présidente ressemblait à quelqu'un qui vient de se lever, en pleine nuit, et qui a vu un fantôme.

« Ce n'est pas hâtif. Nous n'avons pas renoncé face aux menaces, je n'ai pas renoncé. Mais Zora a fait la preuve de son pouvoir. Nous ne pouvons pas lutter contre elle.

— Il y a encore au moins cinq cent Sysades à Istrecht. Beaucoup nous seront loyaux. Il suffit de si peu pour renverser la balance. Madame, vous devez faire confiance à vos troupes. »

Des milliers de graines tourbillonnèrent au-dessus des épis de blé sauvage qui se couchaient sous l'ombre de la citadelle volante.

« Et n'oubliez pas l'aide décisive du Paladinat, souligna Henryk. Enfin, pour l'instant, d'un Paladin. »


Le Silence de MûWhere stories live. Discover now