1. Rizal

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Voici sans doute la malédiction de l'humanité. Chaque jour apporte son nouvel échec, son nouveau regret. Jusqu'à ce que sur notre lit de mort, nous ne soyons plus que la somme de nos tentatives avortées. Voilà pourquoi il ne peut exister d'homme immortel. Même la plus haute droiture, la plus grande sagesse ne peut être indéfiniment préservée.

Voilà ce que sont les grands sages que nous admirons : des hommes chanceux, qui ont marché avec la plus grande prudence parmi les écueils de l'existence. Pauvre de nous autres ! Certains prétendent qu'on apprend de ses erreurs, mais pas plus qu'un enfant n'apprend des coups de bâton de son tuteur. Ces événements ne font qu'imprimer en nous la peur, la peur de mal faire, la peur d'échouer à nouveau, dont le poison nous immobilise et finit par nous tuer. On minimise les risques. On en fait le moins possible. Mais c'est sans issue.

Journal de l'Archisade


Un rayon lunaire traversa les arbres et tomba sur l'épaule du jeune homme. Montée tout au sommet des cieux pour l'heure la plus sombre de la nuit, la Lune y contemplait le monde de tout son spleen de reine déchue. C'est que ce cercle fade cachait un ancien Soleil, détrôné par Mû pour sauver Avalon de l'engloutissement.

Des craquements retentirent au sommet des frênes, dont les ombres larges lançaient leurs bras tordus vers Rizal comme une nuée d'admirateurs langoureux. Par réflexe, le techno-Paladin porta sa main à son épaule, où se trouvait une lampe à cristal ; mais il y renonça bien vite. Une discrétion absolue s'imposait. Peu importent les ricanements des Changeants cachés dans les arbres, agrippés dans les branches sous forme de gnomes, dont les visages plats, d'un blanc de céruse, se devinaient en contraste des ombres. Ce n'était pas la première fois qu'ils se moquaient de lui ainsi. En d'autres temps, les Changeants dévoraient les imprudents entrés dans leur domaine ; quatre-vingts ans après le Pacte d'Embert, ils se contentaient de leur jeter des cailloux et de voler leurs chaussures.

Ils n'auraient rien à voler ce soir ; Rizal était armé pour le combat et ne portait qu'une armure tactique du Paladinat, une combinaison de soie noire indéchirable, couverte de plaques de blindage d'une consistance semblable à de la corne, qui faisaient un bruit de carton quand on les cognait entre elles. Un produit de la chimie istrechtoise et de la métallurgie industrielle kitonienne. Une sorte de casque de motocycle lui couvrait la tête, visière remontée.

Henryk avait arrêté l'automotrice un kilomètre plus loin. À l'heure actuelle, il devait attendre là-bas en fumant, à moins qu'il n'ait décidé de piquer un somme. Rizal eut envie d'allumer sa radio de terrain pour vérifier. Il marchait à pas lents pour ne pas éveiller l'attention. Leur cible était un Creux, une créature presque aveugle qui se repérait aux vibrations.

Le Paladin marqua un arrêt. Il avait atteint le point de rendez-vous, un chêne au tronc énorme, dont les branches interminables servaient de perchoir à une troupe de chiens-volants et de borogoves aux becs larges comme des fours à pain. Le regard ahuri, étonnamment mutiques, ils ressemblaient tous à un comique arrivant au bout de sa blague sans s'en remémorer la chute. Peut-être révisaient-ils les paroles de leurs futures chansons.

« Bonsoir, Rizal. Merci pour ta ponctualité.

— Datu. »

Comme toujours, il avait l'impression d'entendre le Nattvas le saluer dans son dos, et dans l'espace d'un clignement d'œil, le découvrait devant lui, sagement assis. Le renard bleu repliait sa queue, penchait légèrement la tête, esquissait un rictus qui ressemblait à un sourire, et le fixait de ses grands yeux couleur de cristal.

Les Changeants avaient tous déguerpi sans demander leur reste. Dans la hiérarchie des Nattväsen, au moins dix fois plus complexe que tout l'appareil diplomatique humain d'Avalon, Datu tenait une place de choix.

Le Silence de MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant