56. L'Ordonnanceur

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La grande inconnue de mes plans est, et restera, le Dragon.

Il n'est pas seulement la manifestation du pouvoir de Super-Administratrice. C'est aussi une volonté, née dans les interstices du Processus-01 ; une volonté aussi étrangère à nous que les Spiruliens. Pour certains, le Dragon est isomorphe à Mû, mais j'ai appris de Morgane qu'il s'agit bien de deux êtres distincts.

Je connais les idéaux de Mû, mais la naïveté du Dragon est toute autre. Ensemble, ils sont certainement capables d'erreurs dont je ne peux envisager les conséquences désastreuses.

Journal de l'Archisade


Mû ouvrit les yeux.

Devant elle, une rangée de lampadaires, si rectiligne qu'ils se confondaient en un seul, se poursuivait jusqu'aux tours de briques de la Ville Sud d'Istrecht, surmontées de leurs girouettes et de leurs petites éoliennes.

De chaque côté, le Grand Ravin étendait ses façades rouges, séparant en deux cette plaine aride parsemée de moulins à vent. Le brouillard se soulevait par à-coups de sa gorge, comme la vapeur d'une chaudière de locomotive, et venait parfois envelopper les niveaux inférieurs du Pont, là où les plus infortunés d'Istrecht avaient cloué leurs demeures, dont les planches et les cordages, astucieusement noués aux arches de pierre, ressemblaient à l'arrière-scène d'un théâtre.

C'était le Pont d'Istrecht, avant que l'Empereur Auguste n'en expulse les habitants, et qu'Aelys d'Embert ne le fasse s'effondrer dans le Ravin. Quatre-vingt ans plus tard, les Synfras avaient reconstruit un pont tout aussi solide, un peu plus austère.

Ces années, Mû en connaissait le décompte. Morte, réincarnée, plongée dans le sommeil, le monde d'Avalon se reconstruisait encore sans elle. À croire qu'elle remplissait désormais le rôle d'une déesse imaginaire, d'une statue posée sur un rebord de cheminée.

Mû se retourna ; elle pensait apercevoir les maisons écrasées de la Ville Nord, mais retrouva la même image ; les bras d'acier des lampadaires soutenant leurs globes électriques ; les tours d'une brique plus rouge encore que le grès du Ravin. Et une autre Mû qui la regardait, avec des yeux couleur de cristal, d'un bleu puissant, dont la pureté mettait dos à dos l'innocence du ciel et sa fureur.

Et pour la première fois depuis plus d'un siècle, Mû parla.

« Pourquoi ? » demanda-t-elle au monstre camouflé sous son apparence.

Mais le Dragon ne savait pas parler, alors elle dut deviner ses raisons. Elle avait eu assez de temps, assez de sommeil pour passer en revue tous ses souvenirs ; pour en retrouver certains plus anciens encore que son arrivée sur Terre. Et parmi eux, un secret. Était-ce un secret terrible, ou d'une vacuité insipide ? Mû n'était plus assez humaine pour s'en rendre compte. Elle était revenue en arrière, à son temps d'Exploratrice, à ce détachement salutaire des archéologues qui permet de déterrer, sans trembler, les crânes des enfants sacrifiés.

La seule raison d'être du Dragon était de protéger Avalon, de permettre au Monde Errant de poursuivre sa route. Mais dans l'intervalle de sommeil qui avait précédé sa réincarnation, il avait vécu avec elle l'errance dans les étoiles, il avait vu ce qu'elle avait vu, il avait compris ce qu'elle savait. Trop pour qu'Avalon reste en sécurité.

L'arrivée des Spirumains avait fini par lui donner raison.

« C'est tout ce que tu cherchais à faire ? Me faire taire ? M'exiler d'Avalon, comme si j'étais contaminée ? Tu crois vraiment que ça aurait suffi ? »

La deuxième Mû serra la mâchoire ; des larmes apparurent au coin de ses yeux. Il avait fait tout ce qu'il pouvait faire, et même plus que ce qu'on attendait de lui.

Le Silence de MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant