62. Karel

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Ce qui m'étonne avec la République d'Istrecht, c'est qu'il s'agit du régime qui devrait, le plus, reposer sur des bases solides ; mais en fait, c'est celui qui dépend le plus des hommes placés à leur tête.

Journal de l'Archisade


« Pas de nouveau message de leur part ?

— Rien, monsieur le premier ministre. »

Karel Bekker reprit les jumelles télescopiques que lui tendait le garde républicain. Ils avaient fière allure, avec leurs gilets pare-balles recouverts de soie jaune, leurs manteaux à épaulettes et leur casque chromé, tandis que lui, Ministre d'État, portait un vieux costume à ronds de cuir, dont le dernier bouton tenait à l'aide d'une épingle à nourrice. Mais les gardes d'Istrecht venant à lui se plantaient à ses côtés, bras ballants, comme déjà défaits, et il n'y avait guère plus que l'ancêtre Karel pour insuffler de la vivacité à ces boîtes de conserve rutilantes.

L'enlèvement de la présidente avait jeté le trouble dans la ville ; on avait encore beaucoup parlé au Parlement, et fort peu décidé ; il semblait alors que l'Archisade finirait par mettre de l'eau dans son vin, beaucoup d'eau, et qu'on sortirait en bons termes de cette mésaventure.

Maintenant, le Château des Sysades, qui s'avançait vers eux telle une montagne volante, et les moulins pulvérisés par la foudre de Zeus, leur offraient une éclatante démonstration de sa détermination. Au fond, Karel avait toujours su que les choses finiraient ainsi. On le prenait souvent pour un pessimiste ; les autres ministres moquaient le vieux Karel, ses soixante ans révolus, et sa propension à voir partout des ravins non moins grands que celui qui coupait la ville en deux, et dans lesquels Istrecht menaçait toujours de s'abîmer. Mais ces poltrons s'étaient égaillés dans la ville Sud, et il ne restait sur la muraille Nord, au sommet du chapiteau de calcaire, pour tenir tête à l'Archisade, que le vieux Karel.

Il régla les jumelles pour examiner la structure du Château, de haut en bas ; des fondations scellées dans la pierre flottante jusqu'aux larges tours, en passant par la muraille circulaire qui le drapait comme un rideau pudique. Pas de doute, Zora avait arraché son repaire à sa dimension parallèle, jusqu'à la moindre miette. La bâtisse étincelante, gigantesque, dépassait toutes ses suppositions. Si le Château s'était posé, il aurait englouti tout un quartier de la Ville Nord, avec un peu de marge pour abattre le Grand Pont. Les légendes qui seraient écrites plus tard à son sujet, par les survivants de cette bataille, ne lui feraient jamais vraiment honneur.

Karel zooma férocement en direction de la plus haute tour ; il y distingua un petit groupe de Sysades, sans pouvoir s'assurer que Zora en faisait partie. De dépit, il ôta les jumelles et les rendit à son aide. Combien de Sysades se tenaient sur ces remparts étincelants, semblables aux écailles d'un poisson d'or ? De combien de Synfras suffisait-il pour jeter ces projectiles supersoniques dont Zora venait de leur faire la démonstration ? Combien de Sygiles seraient déployés lorsque le Château se serait suffisamment approché d'eux ?

« Et le Paladinat ?

— Le Haut Paladin Roland est injoignable. »

Le premier ministre fit les cent pas en passant une main sur son crâne chauve ; une tache de naissance rouge courait tout autour de son oreille, que les photographes évitaient toujours avec soin, de même qu'ils ne mettaient jamais son nez de profil, comme s'ils craignaient que le vieux Karel fasse peur aux petits enfants.

« Le Grand-Duc de Vlaardburg ? Le roi de Hermegen ? Le prince de Vehjar ? En vacances, à la montagne, à la piscine ? »

Pour seule réponse, le commandant de la garde républicaine baissa les yeux. C'était, comme tous ses hommes, un patriote convaincu ; mais il avait pâli depuis l'apparition du Château, et paraissait déjà réfléchir à son testament.

Zora attendait leur acte de reddition, au sommet de sa tour, d'où elle pouvait abattre le feu céleste sur la ville sans défense. Elle attendait que le Premier Ministre décroche sa radio, et tant que les défenseurs ne seraient pas venus se prosterner devant elle, elle garderait le silence.

« Que faisons-nous, monsieur ?

— Nous attendons encore un peu. Avez-vous évacué les habitations au Nord de la muraille ? Les Sygiles sont-ils déployés ? »

L'homme hocha la tête.

« Nous devons empêcher Zora de rapprocher le Château. C'est notre priorité.

— Il y aura des pertes, monsieur le premier ministre. Nos Sysades seront incapables d'arrêter leurs tirs.

— Écoutez-moi bien, commandant : Lennart le Magnanime n'a pas réussi à entrer dans cette ville, et il a fallu à Auguste le Patient une épidémie de peste noire pour que les portes d'Istrecht lui soient ouvertes. Alors, moi vivant, Zora l'Archisade ne plantera pas son losange sur le beffroi du Sablier, Château ou pas !

— Monsieur, nous sommes attaqués sur le front Nord ! »

Des coups de feu retentirent sur la muraille ; Karel Bekker pencha la tête par la fenêtre pour voir des républicains, armés de leurs carabines à répétition, se cacher derrière les créneaux en cherchant si l'un d'eux était blessé.

« Combien sont-ils ? lança le ministre.

— Entre cinq et dix, monsieur ! Ils avancent dans les herbes ! »

Pris d'un doute, Karel arracha les jumelles des mains de son aide et se focalisa sur la plaine. Les fumées ionisées des deux impacts rôdaient au-dessus de l'herbe sèche comme des feux-follets ; le rocher qu'il repéra aussitôt en émergeait tel un menhir noir de la Terre des Précurseurs.

Un homme moustachu, portant un uniforme de ville des Paladins, s'en détacha à demi pour crier des mots dont Karel n'entendit que la moitié, car les gardes avaient repris un tir nourri, ce qui força l'homme à regagner son refuge.

« Vous ... des ... tis !

— Cessez le feu ! s'époumona le premier ministre. Cessez le feu !

— Vous êtes des abrutis ! put enfin conclure le moustachu remonté. Vous tirez sur la présidente ! »

Karel crut un instant qu'il parlait de lui, et concéda que le costume de Sylvia était vraiment bien fait, surtout la moustache postiche. Mais ce n'était pas un postiche. C'était, bien au contraire, une moustache véritable, digne de son époque.

La présidente de la République traversa les hautes herbes en direction de la muraille, sa veste de tailleur repliée sur le dos. On pouvait reconnaître ses cheveux châtain, et même la mèche blanche apparue vers la troisième année de son mandat.

Le ministre donna un coup de pied dans la porte et dévala les marches qui menaient au chemin de ronde, croisant des gardes gênés. Il manqua de perdre l'équilibre dans les escaliers glissants, dont les marches n'avaient pas été égalisées depuis deux ou trois siècles.

La porte de chêne fut poussée sur ses gonds et Karel dévala les pavés à la rencontre de Sylvia ; elle était accompagnée de Valérien, un de ses Sygiles, et d'un Paladin. Les portes des habitations en périphérie d'Istrecht, des demeures modestes à deux ou trois étages, étaient toutes marquées de croix blanches pour signifier que leurs habitants avaient été évacués.

« Madame, euh...

— Merci, Karel. »

Bekker ne saurait jamais pourquoi, alors que l'ombre du Château progressait vers eux, Sylvia le remerciait ainsi. Peut-être que tout ce qui avait précédé faisait déjà partie de la bataille, et que Karel Bekker, rien qu'en restant droit dans ses chaussures, s'était déjà bien battu.

« Ne restons pas ici. Nous devons... »

Nous mettre à l'abri. Ce devait être la fin de sa phrase ; mais à ce moment, la foudre divine s'abattit sur le mur d'enceinte.

Le Silence de MûWhere stories live. Discover now