Prologue

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Celui qui fait couler le sang des

siens amorce son propre déclin.

Agar


Aucun enfant ne devrait de vivre ça. Aucune personne ne mérite de vivre ça. Hélas, la vie est ainsi faite.

Cela faisait maintenant dix ans que mes parents s'étaient éteints. Deux ans, je courais vers mes deux ans lors de la tragédie. La douleur morale est une inconnue à cet âge. Le temps lui permet néanmoins de nous retrouver.

Si les plans du destin m'avaient été connus, j'aurais empêché à l'amnésie infantile d'agir. Ainsi, les précieux souvenirs de cette époque auraient conservé leur place dans ma mémoire. Mais tous s'étaient envolés.

Toutefois, ces souvenirs subsistaient, quelque part, j'en étais persuadé. De si précieux moments ne pouvaient avoir disparu à jamais. Quel gâchis ce serait.

La purge des souvenirs d'Aaliyah, ma petite sœur, avait exigé moins d'efforts. Son existence ne se comptait qu'en centaines d'heures au décès de nos géniteurs.

Il m'arrivait de me demander si en détenir moins facilitait les choses. Si une moindre quantité de souvenirs rendait la tristesse légère. Cela avait-il permis à ma sœur de s'y faire ? Moi, non.

Le temps avait passé, mais le deuil demeurait. Cette peine indéfectible m'empêchait d'aller de l'avant. Ce, car un point obscur, un manque de précision la nourrissait, barrant le passage à une guérison totale.

Mes parents étaient morts, mais comment ? Moi, leur fils, n'en avais aucune idée.

Il existait bien une version, celle d'Églantine, ma marraine. Je n'y croyais pas un mot.

Le procès-verbal de la police indiquait l'embrasement d'une voiture après collision contre un arbre. Selon un article retrouvé sur internet, le conducteur avait, pouvait-on lire, perdu le contrôle du véhicule. Aucuns restes humains n'avaient pourtant été retrouvés.

Leur disparition nous avait conduit, ma sœur et moi, chez ma marraine, où nous vivions depuis. Pour elle, il était inutile de chercher plus loin. La route l'avait dépossédée de sa meilleure amie. C'était, en tous cas, ce qu'elle tentait de me faire gober.

Pas de corps, pas de pierres tombales. Pourquoi ? J'étais, pour ma part, convaincu que s'ils étaient morts, ce n'était pas lors de cette collision.

Le regard confus de ma marraine me fuyait systématiquement chaque fois que je remettais le sujet sur le tapis. Elle bottait alors en touche, validant mon hypothèse. Elle savait des choses, me cachait des choses.

Je n'aurais ainsi de cesse de lui tirer les vers du nez.

-J'ai pas envie de reparler de ça, refusa-t-elle, comme toujours, je t'ai déjà tout dit.

-Pourquoi on a pas retrouvé de corps, alors ?

-Tes parents ont... il restait que des cendres.

-Menteuse ! On parle pas de cendres dans l'article.

-Je te permets pas, Aaron ! éleva-t-elle le ton, manquant de faire tomber l'assiette qu'elle libérait du placard.

Je lâchai prise, pour cette fois.

Chaque échange sur le sujet s'achevait de la même manière. L'exaspération de son côté, la frustration du mien.

Flegme, ma marraine sortait rarement de ses gonds. Une affliction inamovible tapissait son visage, donnant l'impression qu'elle séjournait dans un éternel spleen.

Trois enfants à charge, dans une même tranche d'âge, n'était pas de tout repos. La présence insuffisante d'Arnold, son époux, y était aussi pour quelque chose. Chercheur, spécialisé dans les civilisations précolombiennes, il se rendait souvent dans le Nouveau Monde, nous abandonnant durant de longues périodes. Mais ce qui l'enfonçait dans la morosité était surtout nos incessants conflits, sur la question de mes parents.

Elle donnait parfois l'impression de s'en vouloir de refuser de m'en dire plus. Elle s'apprêtait alors à le faire puis, finalement, se ravisait. À l'approche de mon douzième anniversaire, je n'aurais rêvé plus beau cadeau que d'avoir la vérité.

-Aaliyah, Kush, dépêchez-vous de descendre. Le petit-déjeuner est servi.

À l'appel de ma marraine succédèrent les plaintes des escaliers, victimes des pas lourds de ma sœur cadette et de mon meilleur ami.

-Salut Aaron, me salua ce dernier, d'un check.

Lui et Aaliyah prirent place autour de la table. Une poêle à l'odeur alléchante d'œufs brouillés à la provençale y atterrit au même moment. Mes narines s'en délectèrent, mes yeux, eux, s'en étaient déjà détournés.

-Ne me regarde pas comme ça, Aaron. Cette conversation est terminée, annonça ma marraine, catégorique.

-Laisse un peu ma mère tranquille, tu veux.

-C'est justement ce que je comptais faire !

Je quittai la table.

-Aaron, où est-ce que tu vas ? 

-Loin du mensonge, rétorquai-je, à l'adulte.

À cran, je sortais de la maison.

-Eh ! Attends-m...

La voix de mon meilleur ami s'écrasa sur la porte que je venais de claquer.

Je mis les bouts.

Je ne voulais plus voir personne, entendre personne. Je voulais partir. Partir loin de l'affabulation qui habitait cette maison.

Le courroux me procura la sève qui me fit accélérer mais pas un troisième poumon. L'impulsion dans mes jambes finit par s'estomper.

Je m'affaissais au pied d'un arbre rendu nu par la température glaciale qui régnait en cette saison et consumait déjà mon visage.

J'ignorais pourquoi j'avais pris la direction du bois, le chemin de l'école ne le traversait pas. Mon subconscient avait deviné que je ne voulais être rattrapé, m'envoyant emprunter cette voie.

Je la vis alors.

Elle possédait de ravissantes fleurs ambrées aussi étincelantes que le quartz. Ses longues feuilles, et leur forme inaccoutumée d'aiguille, étaient intrigantes. S'élevant sur une trentaine de centimètres, cette déesse végétale avait de la grâce. Elle m'attira à elle.

J'eus l'impression d'entendre une voix. Qu'un envoûtant chant émanait d'elle.

-Qu'est-ce que...

L'ébauche de phrase suffit à sortir la plante du sommeil. Ses feuilles se déplièrent, dévoilant d'innombrables colonies de folioles. De ses fleurs émanèrent soudain des rayons de lumières aveuglants.

Je plissai les paupières devant ce spectacle surnaturel.

Mais le véritable surnaturel m'apparut qu'en réouvrant les yeux.

Le Carillon : Le TalionWhere stories live. Discover now