Je ferme les yeux et...

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Je ferme les yeux et inspire un bon coup. Il me reste assez d'oxygène dans mon masque pour arriver jusque chez Sekani, mais je ne peux pas me permettre le luxe d'y aller à pied ou en transport. Malgré la chaleur suffocante de l'après-midi, l'activité du marché est à son comble. Les uns échangent de l'eau presque potable contre des légumes, d'autres froissent de vieux billets pour se payer des pièces détachées. Une bourrasque chaude me lèche le visage et de grosses gouttes de sueur glissent de mon front pour s'accrocher à mes sourcils. Je m'essuis d'un revers de main et prend une autre inspiration, il faut que je trouve un véhicule rapidement. Le ronronnement d'un moteur se fait entendre et je lève la main pour appeler le taxi moto qui entre dans mon champ de vision. Le jeune conducteur soulève la visière de son casque et lève sur moi des yeux insolents. Je n'ai pas besoin qu'il le dise pour comprendre qu'il me méprise à cause de ma couleur de peau, mais je choisis d'en faire abstraction.

— C'est combien pour aller jusqu'au nord du district de La Muette ? Je demande.

— Pourquoi tu vas là-bas ?

— Ça te regarde ?

— 100

— Ça va pas ou quoi ? M'exclamé-je.

Il me dévisage sans se départir de son air dédaigneux. Agacée, je me contente de soutenir son regard, préférant ne pas gaspiller le peu d'oxygène qu'il me reste avec la réplique cinglante qui me brûle les lèvres.

— 80

— Je te file 30, 45 si tu fais vite, déclaré-je en sortant de ma poche des billets sales et presque déchirés.

Il me fixe longuement avant de poser des yeux avides sur mon argent.

L'argent n'a qu'une couleur.

Dans un soupir il s'empare des billets avant de faire gronder son moteur. Je monte à l'arrière de son véhicule délabré et place une paire de lunette sur mon nez juste avant qu'il ne démarre en dégageant un épais nuage de fumé noire. Normalement ce genre de véhicule est interdit d'usage, cependant ici, dans le district de La Muette on se fiche un peu des règles, on se contente de respecter les deux lois les plus importantes :

2e point du codice honoris : Ne jamais s'en prendre moralement et/ou physiquement à un(e) Afroïde.

3e point du codice honoris : Tou(te)s les Afroïdes sans distinctions de genre, d'âge et classe sont priés de participer régulièrement à la grande exploitation.

Pour le reste, chacun fait comme il veut, utilisant sa conscience comme jauge morale, comme ce jeune Afroïde conduisant un véhicule polluant, malgré nos évidentes difficultés à respirer.

Je sens ma réserve d'oxygène s'amenuiser trop rapidement, je regrette cet échange qui me coûte plus que quelques billets froissés. J'aurais dû prendre plus de réserve comme me l'a conseillé Sekani.

Ou éviter de troquer celles que tu as pris contre du GH

J'ouvre la bouche à la recherche d'un oxygène qui se raréfie dans mon masque. Je décide de réguler ma respiration et pour détourner mon attention je me mets à observer notre trajet. Mon conducteur roule sans impunité au milieu des étales, se faisant insulter à chaque passage par les piétons et les marchands. Des enfants jouent dans la poussière avec une balle de fortune, un marchand cri à qui veut l'entendre les propriétés médicinales de ses graines et une femme négocie pour sa fille, un nouveau masque à oxygène. Je ne remarque aucun caucasoïde, le soleil est bien trop agressif et dans ce district ils sont trop pauvres pour se permettre un traitement contre la peste blanche.
Malgré mes efforts pour rester calme, l'urgence se fait sentir, mes poumons désespèrent de trouver de l'air et je sens mon cœur pulser brutalement contre ma cage thoracique.

ALKEBULAN T.1.Le cœur du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant