• CHAPITRE SOIXANTE-DIX •

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— Tout va bien ? demande-t-elle, inquiète.

— Oui, merci, je réponds d'une voix éraillée.

— Nous sommes arrivés à destination.

Le nombre de comprimés que j'ai avalés me revient en mémoire. J'ai peut-être exagéré. En jetant un œil autour de moi, je m'aperçois que la cabine est déserte et que je suis la dernière passagère à bord. Son regard en dit long et je comprends qu'il vaut mieux que je ne traîne pas plus longtemps ici. Je la remercie et rassemble mes affaires avant de quitter l'avion au pas de course.

***

— Tu as une tronche de déterrée... Пайетка. [Paillette]

— Je t'ai déjà demandé de ne pas m'appeler comme ça, Antonina, je lâche d'un ton agacé.

Son rire narquois emplit la pièce.

— Est-ce de ma faute si tu aimais les strass et les paillettes ? me provoque-t-elle.

— Ai-je l'air d'être encore une enfant ? je riposte.

Ce surnom n'a jamais eu la moindre connotation affectueuse et je vois qu'Antonina s'en amuse toujours autant. Elle récupère nonchalamment le bol de céréales posé devant moi et plonge sa cuillère dedans sans aucune gêne.

— Qu'est-ce qui t'amène cette fois ? Encore maman ?

— Non, ce n'est pas ma mère. Et si tu veux bien, j'aimerais autant ne pas aborder ce sujet avec toi.

— Très bien, Пайетка.

Elle prononce ce surnom avec un mépris évident cette fois-ci, accentuant chaque syllabe. Je soupire, car engager une bataille verbale avec elle ne me mènera à rien, si ce n'est générer plus de stress. Pour le moment, elle est ma seule porte de sortie alors je ravale ma réponse.

— Donc, si je comprends bien, tu n'es pas devenue une star ? me nargue-t-elle.

Sa plus grande force a toujours été de savoir là où le bât blesse et comme un taureau j'ai souvent foncé tête baissée dans ses provocations. Aujourd'hui, je n'ai tout simplement pas le courage, alors je préfère éluder la question.

— Pas encore.

Son rire moqueur emplit la pièce, résonnant comme une nouvelle provocation. J'affronte son regard, la mâchoire crispée par l'effort de rester calme.

— La majestueuse Angelina Valentina Carter qui se croit au-dessus de tout le monde vient une fois encore quémander mon aide... quelle ironie, lance-t-elle, les yeux pétillants de sarcasme.

— Oui, il semble que le karma ait un sens de l'humour plutôt cruel.

Je la fixe droit dans les yeux, résolue à ne pas me laisser démonter par son sourire condescendant. Antonina doit se douter que l'envie de lui faire entendre sauvagement ma façon de penser me démange, mais elle a raison, j'ai besoin de son soutien. Un léger déclic se produit dans ses yeux et je comprends qu'elle réalise enfin que je n'ai vraiment aucune autre alternative. Je tente de m'endurcir moralement, car je sais qu'elle lâchera tôt ou tard les chiens de l'enfer sur moi.

— Donc tu veux que je t'aide, mais tu n'es même pas capable de me dire ce qui se passe ? C'est bien ça ? m'interroge-t-elle.

— Oui, c'est ça, je réponds brièvement.

— Paillette, ne joue pas à ça avec moi, prévient-elle.

C'est la goutte qui fait déborder le vase. Je me redresse brusquement en la bousculant au passage. D'un geste rageur, j'attrape mon sac de voyage pour prendre la porte, mais sa voix claque dans l'air derrière moi.

— D'accord, mais à une condition, annonce-t-elle.

— Laquelle ? je grogne plus que je parle.

— Tu es de corvée vaisselle.

Elle désigne son évier qui vomit littéralement de la vaisselle et je commence déjà à regretter ma décision, mais je n'ai pas les moyens de m'offrir mieux. Je me résigne donc à acquiescer en ravalant ma fierté face à son sourire victorieux.

***

Je fixe le plafond depuis des heures. Les phares des voitures qui l'illuminent font apparaître des ombres chinoises et je me laisse volontiers hypnotiser. Pourquoi ai-je dû tout compliquer ? J'aurais peut-être pu vivre avec l'échec de ma première audition, mais cette situation... je ne sais même pas comment y faire face. D'autres auraient probablement sauté de joie à la perspective d'une seconde chance, mais je ne suis pas comme les autres. J'ai donné tout ce que j'avais pendant tant d'années et il est injuste que tout me soit retiré de cette manière. Tout cela aurait dû être ma victoire, ma revanche après toutes ces années d'efforts. Au bout du compte, ce n'est qu'un cauchemar sans fond. Pourquoi a-t-il fallu qu'il ruine tout ? Une citation de Mark Twain me revient en tête : «Le succès modifie les gens, tandis que l'échec révèle qui ils sont vraiment.» Aujourd'hui, je réalise pleinement l'impact de ces mots. Je ferme les yeux, espérant chasser les larmes qui menacent de s'échapper pour la centième fois depuis mon départ. Même si je ne devrais pas, je me demande s'il me cherche, s'il s'inquiète de mon sort ou s'il a déjà tout oublié. Après tout, je n'étais qu'un épisode éphémère dans sa vie, alors que lui est devenu le centre de la mienne. Il est coupable d'avoir tissé cette toile de mensonges autour de nous, mais je suis tout aussi coupable de l'avoir cru aveuglément. Mon existence était bien plus simple avant lui et je suis déterminée à la ramener à cette simplicité. La Juilliard School n'est plus une option, tout comme New York pour le moment. Moscou semble un compromis idéal pour faire le point, pour rétablir le cap de ma vie.

BALLERINAWhere stories live. Discover now