Chapitre 20

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Les jours, les semaines passèrent, notre équilibre était revenu. Nadia ne donnait toujours pas signe de vie, ce qui me satisfaisait. Je n'aurais su comment gérer son retour, cela aurait certainement signifié l'effondrement de ce que j'avais petit à petit construit au sein de notre maison.

Notre maison de Londres. C'était la première fois depuis que j'avais pris la route, et même la première fois tout court, que je réussissais à créer ce cocon autour de moi, ce nid où s'épanouissaient tous les miens. Martin s'était finalement fait à l'idée de rester là, et le vélo partagé avait renforcé ses liens avec Matteo et Steven. Ce dernier s'affirmait de plus en plus et prenait maintenant sa place parmi nous sans hésitation. Peter en avait fait son préféré, il aimait la manière discrète qu'avait l'étudiant de se plier à tout, jusqu'à ce que quelque chose ne lui convienne vraiment pas. Alors il disait simplement « Non » et nous n'insistions pas. Une économie de mots doublée d'une vénération pour Peter qui rendait notre patriarche heureux. Ce dernier s'était finalement bien adapté à tous les changements que j'avais instaurés, et je savais qu'il se sentait maintenant beaucoup mieux qu'à mon arrivée. Il ne parlait plus du tout de déménager. Cela, tant que nous ne voyions pas Kevin, car alors les plaintes et projets recommençaient aussitôt. Jack continuait à vivre sa vie à sa manière, totalement intégré parmi nous mais aussi chérissant son indépendance et ses moments de solitude que nous respections tous. Et Matteo rayonnait, plus encore que la première fois où je l'avais vu. Rester ici le rendait encore plus sûr de ce qu'il voulait faire de sa vie et, une fois la période de deuil de la séparation avec sa copine passée, il s'était épanoui, multipliant les activités et les projets. Toutefois, lui comme tous les autres respectaient une chose : le sacré de la maison. Un accord tacite faisait que nous n'invitions des étrangers à notre monde que lors de nos désormais célèbres soirées, qui avaient maintenant lieu presque chaque semaine. Le reste du temps nous restions entre nous et je pouvais m'occuper d'eux à loisir.

Je continuais à rassasier ce besoin d'eux lorsqu'ils étaient absents, en visitant alternativement leurs chambres. Aucun d'eux ne se rendait compte de mes incursions. La seule frustration qui me restait était celle de ne pas avoir encore pu accéder à la chambre de Matteo. Le dernier paradis secret. J'avais déjà réussi à visiter celle de Peter, un jour où, oubliant toute prudence, j'avais décidé de l'explorer alors qu'elle jouxtait celle de Matteo. Mais j'avais choisi d'y aller sitôt les autres partis, quand le sommeil de l'Italien était encore profond. Je connaissais d'ailleurs déjà bien cette chambre. Peter laissait toujours sa porte ouverte et nous y pénétrions souvent pour discuter, obtenir un conseil ou arracher une autorisation. Mais ma visite m'avait quand même appris quelques détails sur Peter que je pus réutiliser par la suite, lorsqu'il se faisait réticent à suivre une de mes propositions. Et j'avais fini par visiter sa chambre presque aussi souvent que celle des autres, Matteo avait vraiment un sommeil de plomb.

Mais restait la chambre de l'Italien. Là aussi, je la connaissais bien puisqu'il m'arrivait de venir m'assoir sur son lit pour discuter tard dans la nuit. Nous avions tous deux décidé que c'était beaucoup plus agréable de s'y installer boire une tisane avant d'aller dormir que sur les rudes chaises de la cuisine. Mais ce n'était pas vraiment explorer la chambre et ses secrets que je voulais. Du moins, pas uniquement. Je voulais surtout m'imprégner totalement de Matteo, comme je l'avais déjà fait dans la chambre de Jack. Me laisser envelopper par sa présence et m'y fondre.

L'occasion se présenta un jour de manière totalement inattendue. Descendant un matin à la cuisine y rejoindre Steven et Martin, les seuls à ne pas encore être partis, j'eus la surprise d'y trouver Matteo déjà habillé et qui prenait son petit déjeuner.

« Steven va me faire visiter son université, je vais voir si je peux m'inscrire pour y faire un cursus en parallèle. »

Je ne cherchai pas à en savoir plus sur cette subite envie, que j'aurais encouragée de toute manière. J'avais tout de suite compris la rare opportunité que cela m'offrait. Je me dépêchai de préparer le déjeuner de Steven, y ajoutai un sandwich et un en-cas pour Matteo malgré ses faibles protestations. Martin regardait chaque matin mes préparatifs d'un air goguenard – il mangeait à la cantine de son entreprise – mais il ne refusa pas quand je lui proposai d'emmener des cookies que j'avais faits la veille.

Je les expédiai tous les trois avec un « Have a nice day ! » et refermai soulagée la porte d'entrée à clé. Ça y était, j'allais pouvoir faire ce dont je rêvais depuis si longtemps.

Je me surpris à trembler en tournant la clé dans la serrure. J'avais peur de ne rien ressentir, la situation était très différente de la chambre de Jack où je n'allais presque jamais en dehors de mes incursions secrètes. Pourtant, je fus saisie dès que je pénétrai dans la chambre. L'air semblait avoir changé, chargé d'une tension qui, je m'en doutais, venait de moi-même. Je fis lentement le tour de la pièce, caressant chaque objet, chaque matière du bout des doigts. Mon cerveau enregistrait machinalement ce que mes yeux découvraient, mais je n'analysais rien, je gardais cela pour plus tard. Je me concentrais simplement à ressentir, à fusionner avec Matteo. Arrivée à l'armoire je fis les mêmes gestes que j'avais faits chez Jack, je choisis un pull et le passai par-dessus mon haut à bretelles. Pas de capuche cette fois, je me contentai d'une chemise qui semblait avoir déjà été portée, et la posai sur mon visage une fois allongée sur le lit.

J'y étais. J'étais parvenue à accomplir ce que je désirais depuis si longtemps, à toucher le dernier lieu secret. Je connaissais tout de chacun d'eux, leurs secrets dévoilés par les chambres, leurs désirs et leurs peines qu'ils me confiaient maintenant naturellement. Je sentais que j'étais à l'apogée de ma possession de la maison et de ses habitants et je savourais cette victoire, magnifiée par le parfum de Matteo qui m'enveloppait.

La tête me tournait, le parfum était si fort que je perdais la notion du lieu et du temps. Je n'arrivais plus à réfléchir et les pensées les plus désordonnées apparaissaient. Des images de Matteo passaient devant mes yeux, je ne les contrôlais plus. Et une pensée insidieuse commença à se dessiner : Et ensuite ? Qu'allais-je faire maintenant ? Allais-je simplement continuer ainsi, à vivre avec eux et à prendre soin de leur bien-être ? C'était tout ? La sensation du tissu contre mon corps et le parfum de Matteo aidant, je repensai aux vers du poème. Comment prendre ton énergie, prendre une partie de toi, sans passer par ta bouche ?

Est-ce que je ne voulais pas plus ? Un plus inaccessible et qui risquait de tout briser ?

Lorsque l'alarme de mon téléphone sonna, indiquant qu'il était déjà 11h30, je me levai et m'ébrouai. Mais au lieu de ressentir la joie d'avoir enfin accompli mon objectif d'explorer la chambre de Matteo, je me sentais lourde. Une sensation désagréable avait germé au fond de moi, une sensation que je connaissais bien, celle du vide.

Une maison à LondresWhere stories live. Discover now