Chapitre 11

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Je déplorais souvent que Matteo et Steven ne se joignent que rarement à nos soirées quotidiennes. Matteo travaillait, il avait une bonne excuse. Mais Steven préférait simplement rester dans sa chambre. Il rentrait parfois tard et je supposais alors qu'il avait passé du temps avec sa copine. Après notre accueil déstabilisant le premier jour, elle n'avait plus reparu à la maison et Steven m'avoua un jour qu'elle ne s'était pas vraiment sentie à l'aise lors de cette première rencontre. Je la comprenais, je ne l'aurais pas été non plus à sa place. Mais je n'étais pas à sa place, j'étais à la mienne, à prendre soin de tous les habitants de cette maison. A m'assurer qu'ils aillent bien et qu'ils se sentent le mieux ici, chez nous.

Steven avait pris l'habitude de rentrer à Brighton tous les weekends. Sa famille était là-bas, sa copine aussi. Je trouvais cela dommage, il manquait l'ambiance détendue des matinées passées à traîner, des discussions encore ensommeillées dans la cuisine. Le jeu des lessives étendues côte à côte sur les fils du jardin. Les tours au supermarché à deux ou trois, pour faire le ravitaillement de la semaine. J'aurais très bien pu faire mes propres courses un jour de semaine, évitant ainsi les longues queues aux caisses, mais la tâche me semblait bien moins fastidieuse lorsque j'étais avec quelqu'un, généralement Martin, souvent un autre en plus. J'avais pris l'habitude d'accompagner Peter au marché le samedi matin, l'aidant à ramener des cageots de superbes légumes en promotion qui finissaient malheureusement pourris car il était le seul à montrer un intérêt pour ce type d'aliments. Pour éviter cela et aider Peter à terminer les légumes qu'il s'entêtait à ramener, je commençai à solliciter Matteo chaque semaine pour cuisiner un plat de pâtes pour toute la maisonnée. La condition était bien sûr d'utiliser les légumes. Les rares fois où il ne pouvait pas ou était trop fatigué, je cuisinais seule et gratifiais la communauté d'un sauté ou tian de légumes variés. Ils avaient tous la bonté de sembler apprécier.

Ainsi j'obtenais petit à petit de mes hommes que nous mangions au moins une fois par semaine tous ensemble. Cela ne se faisait pas sans difficultés : si Matteo, Martin et Steven étaient toujours partants lorsque leur emploi du temps le leur permettait, Jack et Peter l'étaient déjà moins, fidèles en cela à leur attitude lors de la première pasta party. Leur corps ne pouvait attendre de manger si tard, m'opposaient-ils comme argument, n'osant pas me dire ouvertement qu'ils répugnaient à changer leurs habitudes sous notre influence. J'obtins tout de même à plusieurs reprises de Jack qu'il se contente de grignoter en rentrant du travail et se réserve pour un repas à 19 heures, dernière limite qu'il pouvait accepter. Je devais ensuite batailler avec Matteo pour que nous nous mettions à la préparation suffisamment tôt pour être prêts à l'heure.

Les talents culinaires de Matteo et le fait que c'était « ses » légumes se chargèrent au bout d'un temps de convaincre Peter. Il participait désormais au repas, même s'il se contentait tout au plus de grignoter.

Comme Matteo travaillait presque tous les soirs et que Steven rentrait toujours chez lui les weekends, nous avions décidé de fixer ce rendez-vous hebdomadaire au jeudi soir, jour de repos du cuisinier. Cela arrangeait tout le monde, le jeudi étant généralement un soir morose. Un repas en commun évitait à tout le monde – sauf à Matteo mais il adorait ça – de se faire à manger, et déguster un bon repas remontait toujours le moral. Nous passions ce jour-là une soirée tranquille, presque comme une famille. C'était exactement ce sentiment que je m'attachais à reproduire dans la maison, un esprit de famille. Il n'était pas nécessaire que tout le monde s'adore ou ait les mêmes centres d'intérêt. Mais que tout le monde s'aime et se soutienne malgré des coups de gueule, comme régulièrement entre Martin et Jack.

J'étais maintenant depuis suffisamment longtemps dans la maison pour savoir que tout n'était pas aussi idyllique que j'aurais pu le croire : chacun avait ses défauts, ses coups de fatigue et de colère. Et si des personnes comme Steven ou moi cherchions toujours à aplanir les choses, il n'était pas rare que des portes claquent. Mais un plat de pâtes, une bière ou un joint partagés rétablissaient toujours l'harmonie tôt ou tard. Partager aussi les joies, comme la réussite professionnelle de Martin, tout comme les coups durs, une mise en demeure de Kevin envers Jack et Peter, sur laquelle il était heureusement revenu deux jours plus tard, renforçait indiciblement nos liens.

Je ne m'étais jamais sentie aussi bien, autant à ma place au milieu de ces cinq compagnons. Mon travail se faisait sans accroc, j'étais dans une ville que j'aimais et où je pouvais sans cesse faire de nouvelles découvertes, et à mon retour je retrouvais une maison vivante, emplie de personnes qui me fascinaient et que j'entourais de mon amour. Je m'épanouissais en pilier de la maison, m'assurant que tout reste propre, que chacun mange à sa faim, que les malades ne le restent pas trop longtemps et que les déprimés retrouvent le sourire. Confidente régulière des peines et des joies, je me tenais à mi-chemin de la mère et de l'amie, enfouissant mes désirs éventuels sous une épaisse couche de petites attentions.

Initialement prévu pour durer un mois, mon séjour s'était vu étendu à deux mois, puis à quatre. Au fond de moi je comptais bien le prolonger indéfiniment, tant que ce merveilleux équilibre durerait. Il fallait qu'il tienne. Il fallait même qu'il devienne plus stable.

Toujours plus.




En passant ses weekends à Brighton, Steven ne manquait pas seulement les tâches ménagères faites en commun et les réveils au ralenti, il manquait surtout les barbecues et les soirées que Jack et Peter lançaient parfois, emplissant maison et jardin de leurs amis. Je me contentais généralement d'y faire une apparition, souriant à la mine réjouie de mes deux colocataires, manoeuvrant entre les corps avachis dans les étoiles, attrapant quelque chose à grignoter et échangeant trois mots avec les hôtes avant de repartir dans ma chambre. Parfois je tombais sur Martin qui se plaisait à ces soirées, heureux de rencontrer de nouvelles personnes et de perfectionner son anglais. Je restais alors plus longtemps, me sentant moins décalée par sa présence. Mon occupation favorite consistait alors, entre deux phrases échangées avec lui ou avec ceux de son cercle, à observer la faune qui avait pris possession des lieux. On retrouvait souvent les mêmes têtes. Après une rapide étude je me détournais des invités pour me concentrer sur les hôtes, seuls les miens m'intéressaient vraiment. Rendu plus loquace par la boisson Jack brillait, à l'aise avec ces personnes qu'il connaissait bien. Peter était comme à son habitude, ici mais ailleurs, parlant avec tous mais restant à part. C'était Jack qui s'occupait le plus de l'accueil, rapportant régulièrement boissons et nourriture, répondant aux sollicitations parfois saugrenues de leurs amis. Peter mettait la bonne humeur de son rire et de ses histoires. J'écoutais et je souriais, détaillant leurs gestes et l'expression de leur visage non sans une once de fierté.

Je quittais le cœur de la fête lorsqu'un invité devenait trop pressant à discuter avec moi. Je n'avais pas de place pour lui. Rentrée dans ma chambre je restais allongée sur mon lit, à écouter la musique et les voix tantôt suraiguës, tantôt rendues traînantes par les fumées et alcools. Et je rêvais à ce qu'il se passait en bas au même moment. Observant, admirant tout à loisir, sans être cette fois dérangée par une discussion qui veut s'amorcer ou un regard étonné de Jack, Peter ou même Martin devant mon silence scrutateur. Parfois je me levais pour dessiner un visage, une bouche, des mains que je connaissais maintenant par cœur. L'ambiance de fête que je vivais à travers les vibrations de la maison, aidée des quelques verres d'alcool que j'avais eu le temps d'avaler, me rendaient prolixe, je noircissais des feuilles de croquis, poèmes, bribes de conversations entendues. Avec toujours ces hommes au centre, rayonnants, resplendissants. Mes hommes. Je les prêtais pour la soirée mais je savais, et ils devaient bien savoir, qu'ils me revenaient toujours.

Ils me reviendraient lorsque le lendemain matin je resterais assise dans la cuisine, accueillant chacun l'un après l'autre, tous si différents mais unis à ce moment par la tête lourde, les membres gourds et la bouche pâteuse. Lorsque je leur dirais de s'assoir, que je me chargerais de leur préparer qui un café, qui des céréales, qui son thé au lait. Qu'ils tendraient les mains pour recevoir la tasse, regard reconnaissant, et qu'ils humeraient la bonne odeur. Que la chaleur aidant ils commenceraient à se confier sur leur état, puis sur la soirée de la veille. « C'était fou », « Un mec m'a gonflé », « On a vidé toutes les bouteilles », « Heureusement que je n'ai rien à faire aujourd'hui, je vais juste comater ». Que je passerais une main sur le front pour vérifier qu'ils allaient bien, non, ces frissons n'étaient pas signes de fièvre, juste de fatigue. Retourne au lit, tu veux que je t'apporte quelque chose ?

Ne t'inquiète pas, je suis là.



Une maison à LondresWhere stories live. Discover now