La Glace dans le Sang

Start from the beginning
                                    

Les chocs répétés de ses sauts se propageaient vers les strates inférieures du lac, dans les profondeurs de l'univers aquatique. La glace vibrait au rythme des figures qui s'entremêlaient en se succédant à une cadence de plus en plus vive. Sa performance entrait en résonance avec l'élément liquide, qui recueillait ses vibrations avec davantage de force et de précision chaque nouvel instant.


Soudain, un bruit étrange se fit entendre dans les méandres du lac. Un craquement sourd venu de loin qui se répercuta jusqu'à elle. La patineuse le ressentit plus qu'elle ne l'entendit, mais poursuivit sa folle virée sans s'en préoccuper.

Un craquement plus puissant que le précédent retentit alors. Un frisson parcourut la patineuse lorsqu'elle réalisa subitement l'existence de l'abîme sous ses pieds. Jusque là, elle n'avait fait que sillonner la surface du monde sans se douter qu'il existait une immensité de ténèbres en dessous.

Sans interrompre ses glissades, sans même perdre sa virtuosité, elle observa la glace avec une légère inquiétude. Cette surface brillante sous la lune était si sombre qu'on ne pouvait rien distinguer dans les profondeurs. Pourtant les deux secousses indiquaient l'existence de quelque chose. 

Mais quoi ? Une présence humaine semblait impossible. Ce n'était pas une fissure... le lac était trop froid, le climat trop rude, l'épaisseur de glace trop importante. Est-ce que cela pouvait être un animal marin ?

La patineuse connaissait son imagination débordante. Ces secousses auraient pu être une pure extrapolation de son cerveau. Mais lorsqu'elle vit les traces laissées sur la glace, elle comprit que ce n'était pas le cas.

Il s'agissait de ses propres traces en réalité. A cette différence qu'elles étaient d'une taille disproportionnée. A chacune de ses foulées, chacun de ses sauts, l'étendue gelée avait été profondément marquée. Décrivant un grand cercle pour revenir sur ses traces, la patineuse découvrit que ses patins avaient rayé la glace comme des lames de rasoir démesurées !

Un troisième choc survint alors des profondeurs. Cette fois il s'agissait davantage d'une ondulation que d'une fissure. Des secousses concentriques se répandaient à la surface du lac.

Subitement, la patineuse changea de perspective. Elle quitta les sentiers de la fantasmagorie pour une prise de conscience abrupte. Quelque chose de terrible était en train de se dérouler. Contournant le cercle de cicatrices laissées par ses patins, elle prit hâtivement le chemin du retour.

Seulement à ce moment elle réalisa quelle énorme distance elle avait parcourue, emportée par sa propre exaltation. Désireuse de fuir cet endroit effrayant, elle prit de l'élan. Sa vitesse s'accrut, en continuant de laisser derrière elle les profondes rayures de ses patins. 

A présent, la surface argentée semblait s'assombrir sous ses pieds, et la glace se déformer. Des crissements stridents de verre brisé retentissaient à la ronde, donnant l'impression que toute la surface du lac se fragmentait.

La terreur remplit le coeur de la patineuse. Son souffle s'accéléra, les traits blancs lancés dans l'air par sa respiration se multiplièrent. Son rythme cardiaque s'accroissait de plus en plus vite.

Elle évita une sorte de vague solide, une déformation du lac même, qui venait dans sa direction, puis accéléra encore le rythme. Son coeur semblait pouvoir lâcher à tout instant.

Mais le lac ne désirait pas la laisser fuir. Soudain, s'ouvrit une brèche devant elle. La patineuse prit son élan et bondit par dessus l'obstacle en laissant échapper un cri étouffé. Elle retomba de l'autre côté de la brèche, sur la glace distordue, en ne devant qu'à sa virtuosité de se réceptionner sans erreur.

Elle ne put s'empêcher de regarder derrière elle. La brèche avait formé comme un cratère à la surface. De l'eau en avait jailli pour se solidifier aussitôt dans les airs sous forme d'une myriade de pointes hérissées.

Partout, d'autres cratères surgissaient. Tandis que sous la surface, des ombres gigantesques ternissaient la blancheur de la glace. La patineuse comprit alors : le lac voulait la tuer ! Son esprit se mit à hurler, même si le manque de souffle lui interdisait de l'exprimer autrement. Et le rivage donnait l'impression de s'éloigner à mesure qu'elle avançait, réduisant ses efforts à néant. 

La patineuse comprit qu'elle n'aurait pas dû aller si loin. Une muraille constituée de piques de glace surgit soudain comme un rempart devant elle, barrant la route du retour. Elle dut virer brutalement.

A présent, le ciel lui-même avait pris une teinte sanguine. Comme si le décor idyllique du lac basculait subitement dans l'horreur.

Une autre muraille de glace surgit sur son second flanc. La jeune femme se mit à fuir à corps perdu coincée entre les parois de cet espèce de canyon qui se resserrait inexorablement sur elle.

Elle accéléra, le bout du tunnel en ligne de mire. Mais cette course, elle ne parvint à la remporter. La prenant de vitesse, l'étau blanc se referma sur elle dans un craquement d'une violence inouïe. Emprisonnée à l'intérieur des parois de glace, la patineuse cherchait désespérément une issue qui n'existait plus. Dans un coup de mâchoire brutal, le lac l'engloutit de son rugissement macabre.


C'est ainsi qu'elle fut retrouvée, le lendemain, au milieu de l'immensité blanche : à demi enfouie dans les eaux glacées, pétrifiée, écartelée entre deux mondes.

Seul son buste argenté émergeait encore de la surface, comme les chevaux du lac Ladoga, des décennies plus tôt : les cheveux dressés comme des fils de glace et un cri d'horreur à jamais figé en travers de son visage juvénile.




Milan Lazsco : La Dette [E4 Quadrilogie du vampire] en  coursWhere stories live. Discover now