Bangalore

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Bangalore, le 14 février 1994.

Je n'arrête pas de bailler.

Fatigué par ces derniers jours et terriblement anxieux vis-à-vis de la suite. Pourquoi paniquer, d'ailleurs ? Notre plan me semble pourtant correct, nous avons passé une bonne partie du trajet en voiture à en discuter. Shakti a même donné son avis, bien que tout ceci la dépasse franchement. Ayaat lui a fait un résumé plus que correct, mais ce qui se cache derrière le fiancé reste flou. Elle n'a pas réussi à nous formuler les détails, plus évasive que jamais. Un danger a été énoncé, mais sans précision. Tanveer a soutenu son silence, comme si c'était une boîte de Pandore complexe qu'il valait mieux esquiver. Le plus longtemps possible.

Mon compagnon de voyage est lui aussi marqué par notre longue nuit. Ses cernes sont profondes et noires, elles expriment son entêtement sur la route. J'ai plusieurs fois tapé dans son siège pour qu'il ne s'endorme pas, seule solution quand la radio s'est bloquée sur l'introduction de la chanson « Mujhe Neend Na Aaye¹» du film Dil. Entendre Udit Narayan répéter en boucle la même phrase était une sacrée ironie². Ses bras sont également lourds, endommagés par sa posture. Nous arrêter plus souvent lui aurait permis de dépenser son énergie moins subitement, mais le temps était contre nous et même maintenant, la pression est immense. Une montagne entière sur nos têtes, qui gagne en hauteur.

— Comment tu me trouves ?

Le militaire apparaît devant moi, bien drapé. Son cousin n'a posé aucune question à notre arrivée. Il a ouvert la porte, nous a accueilli avec énergie puis nous a fait monter à l'étage. Un jeune garçon plein d'entrain, prêt à faire ce qui lui est exigé avec le sourire. Les filles sont dans une pièce parallèle, à jongler entre différents saris en compagnie d'une jeune vendeuse, alors qu'avec Tanveer, nous essayons plusieurs kurtas brodés, vraiment sophistiqués. Mon ami a opté pour un ensemble blanc et doré, alors que je suis plus attiré par une couture bleu marine, ornementée de fils d'argent.

— Attends, prends ça aussi.

J'attrape un mouchoir fait du même tissu que son pantalon et l'ajoute à sa poche avant. Parfaitement plié, l'objet ajoute une pointe d'élégance à sa carrure imposante.

— C'est plus classe, j'admet.

— Merci.

Il tourne sur lui-même et examine son reflet, puis se rapproche de cet autre lui, qui l'observe. Quelque chose le dérange, mais est-ce parce que l'heure approche ? Ou est-ce un simple souci de mode ? Délaissant son sosie, il me questionne.

— T'es sûr que tu ne veux pas porter autre chose ? On dirait que t'as accordé ton visage à ta tenue. Si tu veux mon avis, ce n'est pas une bonne idée...

Je le rejoins, évitant plusieurs obstacles au sol - des cartons et chutes de tissus par milliers qui camouflent parfois une machine à coudre oubliée ou un mètre déployé - forcé de constater qu'il a entièrement raison. La tâche autour de mon œil est encore plus précise que le jour de l'accident. Ma peau est marquée par un dégradé coloré qui ne passera pas inaperçu en plein mariage. Et le but de ces beaux vêtements, c'est bel et bien de se fondre dans la masse.

— Mince...

J'attrape une longue chemise jaune, plus légère et moins tape-à-l'oeil. Quelque chose qui transmet la bonne humeur et non un potentiel passif en prison.

— Celle-là ?

Tanveer m'ignore, plus préoccupé par son visage que par mes goûts vestimentaires. Ses doigts attrapent maladroitement une paire de ciseaux qui claquent dans le vide. A quelques millimètres de sa barbe fournie. Il veut tailler celle-ci, mais n'y parvient pas.

— Putain, on a d'affreuses mines quand même ! Tu crois que les filles pourraient nous arranger ça ? Avec un peu de... peinture ?

— Maquillage. Et non, je ne sais pas.

Elles sont toutes les deux plutôt naturelles. Que ce soit dans le domaine de la médecine ou de l'archéologie, aucune n'a guère le temps de se pomponner. Radhika adorait ça, se maquiller. Elle aimait la manière dont cela pouvait accentuer ses yeux, illuminer certaines parties de son visage. Parfois, elle ajoutait trop de blush sur ses joues, et cela donnait l'impression qu'elle rougissait constamment et pour tout. Elle était si mignonne...

— Sooraj...

— Quoi ?

— Tu peux... Tu peux m'aider ?

Mon sourire est révélateur. Je me rapproche, plus serein avec l'outil entre les mains. Tanveer n'a plus rien de l'effrayante bête du car qui était censé me transporter jusqu'à Bangalore. Le loup a laissé place à l'agneau, qui n'a désormais plus d'autre option que de chercher le soutien des autres pour survivre.

— Il n'y a pas de raison que ça se passe mal. Et même dans le pire des scénarios, vous aurez largement le temps d'embarquer dans le premier train avec Sahira.

Restons focalisés sur ce que nous maîtrisons et sur les informations que nous possédons.

— Et s'ils s'en prennent à Ayaat à cause de nous ?

Des familles qui se retournent sur leurs propres enfants, qui décident de les sacrifier pour l'honneur, il y en a plein. J'ai vu de mes propres yeux ce que certains sont prêts à faire pour le nom, pantins d'une haine qui a perdu de sa logique.

Tuer pour rétablir l'ordre, c'est vieux comme le monde. Et un risque bien réel.

Concentré sur la seule tâche que le géant ne peut accomplir seul, j'annonce, convaincu.

— Elle sera déjà sur la route avec Shakti. 

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1. Mujhe Neend Na Aaye : Chanson disponible dans le lien externe de ce chapitre, pour les curieux.

2. La phrase "Mujhe Neend Na Aaye" est traduisible par "Je ne peux pas dormir..."

Netkal : le dernier voyage de Sooraj.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant