Chapitre 14

2 1 0
                                    

Comment fait-elle ?

L'obscurité a enveloppé les alentours et pourtant, le médecin sait parfaitement où se diriger. Quels sont ses repères ? Car à sa place, je me serais pris un arbre depuis longtemps ou pire, je serais tombé d'une falaise. Peut-être est-ce la force de l'habitude qui guide ses pas ? Je reprends mon souffle un instant, regardant autour de moi alors que Tanveer me dépasse. Il n'y a pas de différence entre le ciel et la terre. Le petit chemin sur lequel nous marchons longe l'extrémité d'un champ dont les plantations semblent s'être noyées à cause de la pluie. Au loin, j'aperçois une petite bâtisse dont une lueur orangée semble témoigner de la présence du propriétaire des lieux.

— Sooraj ?

Il me faut une bonne seconde pour retrouver la silhouette de mon compagnon de voyage, et pour le suivre. Un grondement annonce un nouvel orage, mais le bruit est lointain et pour l'instant, seule l'eau qui s'est accumulée dans les feuillages nous tombe dessus. De lourdes gouttes gelées qui me font parfois sursauter. Petit à petit, nous avançons jusqu'en haut d'une colline et je m'arrête de nouveau une fois que le sol est plat et que les bois se trouvent loin derrière moi.

— Nous y sommes. Suivez-moi, annonce Shakti, prenant les devants.

J'ai à peine le temps de reprendre mes esprits que le médecin descend légèrement la colline - et avec précaution - pour ensuite tourner vers la droite. Un grand édifice se dévoile à quelques mètres et maintenant que mes yeux se sont accoutumés à l'absence de lumière, je peux presque éviter les zones dangereuses. Presque, car en suivant le médecin, je perds le contrôle et manque de peu de tomber dans une énorme flaque de boue. Par chance, Tanveer me rattrape avant qu'il ne soit trop tard.

— Je vais finir par croire que t'as vraiment la poisse.

Je vais finir par le croire moi-même.

Shakti et sa mère sont visiblement bien plus riches que la plupart de leurs voisins. De bien des façons, sa maison me fait penser aux havelis¹ du nord de l'Inde. Elle est très ornementée et décorée. Et même si ce n'est pas aussi imposant que les palais que j'ai déjà visité, ça reste très joli. Encore plus quand c'est bien entretenu, comme ici. Le rez-de-chaussée n'a pas de vrais murs, outre deux ou trois pièces complètement fermées, ce qui donne l'impression que c'est un endroit ouvert et libre d'accès. Il y a un muret pourtant, qui fait le tour du bâtiment, avec des colonnes en bois sculptées au-dessus qui permettent de soutenir l'étage supérieur. Des rideaux volent un peu partout, emportés par le vent de l'orage qui n'a pas encore dit son dernier mot. Quelques lueurs de bougies ajoutent un peu de vie à l'endroit. Inutile donc de se plaindre, c'est bien mieux qu'un hôtel !

— Amma² ! crie Shakti.

Quelques secondes défilent en silence avant qu'une femme se dévoile à l'autre bout.

— Enfin ! Quand est-ce que tu vas te décider à rentrer à l'heure, hein ? C'est tous les soirs... Qu'est-ce qu'ils font là ? Je croyais que tu ne les connaissais pas.

Elle nous remarque, Tanveer et moi. Gênée, elle détache les cheveux qu'elle avait emprisonné dans une serviette, au-dessus de sa tête et se recoiffe rapidement pour se sentir plus présentable.

— Ils ont besoin d'aide. Les routes sont fermées, ils sont coincés ici.

— Oh non, qu'est-ce qui s'est passé encore ?!

La mère de Shakti attrape le sac de Tanveer et le pousse à avancer, acceptant ainsi notre présence sans sourciller.

C'est gentil de nous recevoir, nous ne savions pas où aller, dis-je en entrant à mon tour.

— Et vous auriez sans doute fini dehors ! me répond-t-elle en toute franchise. Je vais vous préparer quelque chose, vous devez être affamés ! Shakti, arrange la chambre d'à côté, tu veux ?

— Je ne peux pas, je dois y retourner.

— Comment ça, y retourner ? Tu viens tout juste de rentrer ! Et nous avons des invités maintenant. Tu ne peux pas partir, c'est irrespectueux !

— Il y a eu un éboulement, l'hôpital va être submergé, je ne peux pas les abandonner maintenant. Occupe-toi d'eux, tu veux. Ils sont gentils. Un peu stupides... Mais gentils. Évite simplement de casser leurs affaires.

C'est la deuxième fois qu'elle nous décrit de la sorte. Elle lance un regard à Tanveer, se demandant sans doute s'il a compris l'allusion.

— Mais quand est-ce que tu reviens ? supplie-t-elle.

— Plus tard, Amma.

Shakti nous abandonne et monte à l'étage, pressée.

— Cette fille est bien trop têtue pour mon faible cœur. Venez, vous deux, je vais vous montrer votre chambre. Elle n'est pas très grande, mais ça devrait faire l'affaire.

Nous l'accompagnons, tout en découvrant la cour intérieure. Plusieurs plantes envahissent cet espace à chaque extrémité. C'est réconfortant, comme endroit, vraiment. Comme un nid perdu sur une haute cime. Je pourrais vivre dans une maison comme celle-ci. Avec Radhika, nous n'avions pas les moyens pour une grande maison familiale dans un quartier plus sécurisé. Nous avions investi un appartement limité, mais proche d'une école digne de ce nom pour notre fils. Trois pièces se battaient en duel pour notre quotidien. Notre salon était aussi notre chambre, mais nous avions une cuisine plus que correcte et une salle de bain fonctionnelle.

— On ne reste pas longtemps. On ira se renseigner demain matin, Madame, dit Tanveer.

— Madame ? Non, appelez-moi Tante Bhavani. Et c'est bien, il ne faut jamais attendre dans ce genre de situation. Les orages ici sont catastrophiques. Il y a deux jours, la foudre a coupé un arbre en deux à quelque mètre d'ici !

Intéressant, j'avoue peu rassuré.

Les rares murs du rez-de-chaussé ne sont pas très décorés. En dehors d'un portrait à l'huile d'une jeune fille - Shakti quand elle était jeune, peut-être ? Ou une ancêtre ? - il y a aussi la photo d'un homme en noir et blanc, pas très nette. Une guirlande funéraire est posée autour du cadre, c'est sans doute le père.

— Voilà ! C'est ici ! Je vais vous apporter des draps et ensuite, vous pourrez manger si vous le souhaitez.

Je me détache de la discussion alors que Shakti, plus loin, est en train de descendre les escaliers tout en s'attachant les cheveux.

— Merci, Tante Bhavani.

Tiens, c'est Tanveer qui vient d'être poli ? Pourquoi est-ce que ça me surprend à chaque fois ?

— Ce n'est rien, ce n'est rien ! Installez-vous et ne vous inquiétez plus de rien ! Vous êtes mes invités et je vais prendre soin de vous deux.

Elle s'en va sans tarder, moins terrifiante que ce midi.

— Nous avons de la chance, murmure Tanveer alors qu'il fait le tour de la pièce.

C'est un endroit très simple, avec une énorme armoire en bois terne collée au mur de gauche qui a vu trop d'années passer. La petite fenêtre en face est fermée, sans rideau, ce qui nous garantit un réveil au aurore. Un ensemble de matelas et de coussins se trouvent juste en dessous, parfaitement pliés et rangés. A notre droite, un bureau est envahi de centaines de livres et de journaux. Il y a un coffre métallique, fermé par un énorme cadenas, qui brille à la lueur de la bougie que Tante Bhavani nous a laissée dans la pièce. Enfin, il y aussi une étagère un peu bancale, remplie de photos, et de babioles en tout genre - j'ai repéré un hochet pour bébé - et même une mini-chaîne éteinte. Ce qui me fascine le plus ici, c'est surtout le papier peint dont le motif semble avoir disparu à certains endroits. Des fleurs de nénuphar décolorées qui se répètent, encore et encore.

— Espérons qu'on ait autant de chance demain, pour trouver un transport.

Je l'espère aussi, me dit-il.

-------------------------------------------

1. Halveli : Demeure, petit palais ou maison de maître, parfois fortifiée.

2. Amma : Maman, en langue kannada. 

Netkal : le dernier voyage de Sooraj.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant