Chapitre 15

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Je suis sorti de notre chambre.

Oui, notre chambre.

Je me vois mal demander à la mère de Shakti un lit rien qu'à moi. Après tout, Tanveer est visiblement mon ami, je dois donc agir en conséquence. Dans le fond, ça ne me dérange absolument pas de dormir avec lui, j'ai bien compris que nous nous trouvions actuellement sur la même route et qu'il serait difficile de nous séparer avant Bangalore. Comme il a plusieurs prières à faire - ou à rattraper comme il le dit - et que je n'ai pas très envie de rester à l'observer silencieusement, je préfère lui laisser l'espace dont il a besoin et alimenter, en attendant, mes compétences en espionnage vis-à-vis de Shakti et de sa mère.

L'eau de pluie qui s'est amassée un peu partout dans la demeure tombe désormais en douceur aux quatre coins de la maison, créant une mélodie nocturne fascinante. Nous avions mangé plus que nécessaire grâce à Tante Bhavani qui, je dois bien l'avouer, est absolument formidable. Cette femme nous a gâtés, tant par son optimisme que par sa cuisine. J'ai même des vêtements propres, quel bonheur ! Ceci dit, je ressemble à un grand-père perdu qui nage dans une vieille chemise rosâtre bien trop repassée par sa belle-fille attentionnée. J'ai également un lungi bleu à carreaux à la place de ma bonne vieille paire de jeans, et c'est très particulier comme sensation. D'une part, parce que je ne sais pas le porter - Tanveer m'a aidé - et d'une autre, parce que je n'ai pas eu l'occasion de me vêtir de la sorte par le passé.

Installé sur un banc de pierre, près de la cour centrale, j'ai tendu la main pour sentir les gouttes d'eau qui tombaient de l'étage du dessus. Je profite du calme, du vide dans ma tête, pour ne pas laisser les angoisses de demain prendre dès à présent le dessus.

— Vous n'arrivez pas à dormir ? 

La voix de Tante Bhavani a beau être calme, je sursaute sous la surprise.

— Désolée, mon enfant. Je ne voulais pas vous faire peur.

— Ce n'est rien. Je ne vous ai pas réveillé, j'espère ?!

— Oh non, je ne dors plus depuis des années, vous savez ! Quand ma fille n'est pas là, j'ai du mal à fermer l'œil. Et ma fille n'est pratiquement jamais là, donc...

Elle se pose à côté de moi.

Elle va revenir, non ?

— Je ne pense pas. Elle va dormir là-bas. C'est souvent comme ça quand il y a des urgences. Je la connais. Et quand je dis qu'elle va dormir, je veux plutôt dire qu'elle va faire une petite sieste pour le principe.

— Vous devez être fière d'elle, tout de même...

Tante Bhavani n'est pas restée manger avec nous. Elle a déposé les plats, vérifié que nous ne manquions rien avec Tanveer, puis s'est éclipsée. J'ai trouvé ça remarquable de donner autant de tranquillité à des inconnus, sans demander quoi que ce soit en retour. Pas même un peu de compagnie.

— Absolument. C'est ma plus grande réussite. Mais à son âge, j'étais déjà mariée et enceinte. Je m'inquiète pour son avenir. Je sais que j'exagère souvent. Mais elle-même n'arrive pas à avouer qu'elle veut partir d'ici.

— Comment ça ?

— Je vais vous montrer !

Elle se lève et se dirige vers un meuble plus loin. Dans un tiroir, elle prend des papiers qu'elle m'apporte. Ce sont des prospectus parlant d'échanges, de stages dans le domaine médical, avec différents pays dans le monde. Le Canada, l'Angleterre et même la Thaïlande ?

— Elle n'arrive pas à quitter Netkal, c'est ça ? 

— Exactement. C'est de ma faute. Si j'ai envoyé Shakti étudier, c'était pour qu'elle puisse faire sa vie ailleurs, mais non ! Elle est revenue ici, a posé ses valises, et a lancé cet hôpital de malheur ! Je ferais n'importe quoi pour qu'elle sorte de Netkal, et je croyais qu'elle était prête, elle aussi. Mais non. Dès que je lui en parle, elle s'en va. Qu'est-ce que je peux faire d'autre ?

L'exaspération dans sa voix est palpable.

— Ne faites rien, dis-je en prenant une pause pour être certain de ne pas lancer une bêtise, ne faites rien, laissez-la prendre cette décision seule. Même si vous avez l'impression que ça n'arrivera pas, si elle a jeté un coup d'œil à tout ça, c'est qu'au fond, elle y pense.

— Alors qu'est-ce qu'elle attend ?!

La pluie recommence, doucement, finement.

— Que personne ne lui dise quoi faire. J'ai remarqué une chose avec mon fils. Si je l'encourage à faire quelque chose dont je sais qu'il a envie, il baisse les bras. Il ne supporte pas de suivre mes directives. C'est bizarre, mais c'est comme ça. Et lorsque je ne lui dis rien, il fait les choses de lui-même, quitte à se rater parfois et à demander de l'aide plus tard. Comme un grand.

— Vous avez un fils ? me demande-elle, émerveillée.

— Oui, Surya. Il a huit ans.

— Ils sont si doux, à cet âge-là.

Elle pose une main sur mon épaule, l'acte silencieux qui signifie qu'entre parents, nous nous comprenons parfaitement. Puis, elle reprend, décidée mais pas entièrement convaincue.

— Bon, si j'ai bien compris, je ne dois plus lui en parler ? C'est ça ?

Peut-être que ça marchera. Votre fille, je ne la connais pas vraiment, mais j'imagine qu'elle se sent responsable de beaucoup de choses ici et qu'elle s'inquiète de ce que vont devenir l'hôpital et le village sans elle ?

Je tends de nouveau la main, l'humidité caresse mes doigts.

— Netkal va survivre sans elle, voyons ! s'exclame-t-elle, trouvant sans doute ma remarque ridicule. Enfin... Vous avez peut-être raison. Je veux tellement que ma fille s'en aille, qu'elle arrête de se plier en dix pour les autres et qu'elle pense enfin à elle, que je la pousse trop brutalement dans cette direction.

— Si c'est ce dont elle a besoin, ça lui paraîtra évident, vous verrez.

— Comme vous devez vous en doutez, à mes yeux, ma Shakti n'est encore qu'une enfant dont je ne peux pas lâcher la main avant d'être certaine, complètement certaine, qu'elle est là où il faut.

— Et ce n'est pas Netkal ?

— Oh non, ce n'est pas ici.

J'ai envie de lui dire qu'elle se trompe peut-être, mais je n'ai pas le temps de le faire qu'elle ajoute :

— Je trouve que vous parlez avec beaucoup de sagesse, Sooraj.

— Merci. Je tiens tout ça de mon père, dis-je avec une fierté non dissimulée.

— Je n'en doute pas ! Et votre mère, comment est-elle ?

— Je n'en sais rien. C'est une longue histoire, je devais avoir l'âge de mon fils la dernière fois que je l'ai vu.

Ma réponse brise son sourire.

— Eh bien, vous vous en êtes très bien sorti sans elle ! Ma Shakti a grandi sans son père et elle aussi, elle va très bien ! Un parent qui aime, qui comprend et qui protège, c'est largement suffisant.

Je suis heureux de l'entendre dire ça. Vraiment heureux. Comme si, d'un seul coup, quelqu'un avait décidé de m'envelopper de réconfort.

— Je suis bien d'accord.

Sans que je ne puisse réagir, la voilà qui me prend dans ses bras affectueusement. Impossible de me défaire d'une étreinte si chaleureuse. J'aurais bien aimé que ma mère lui ressemble, mais elle n'a pas tort. Je n'ai pas manqué d'amour avec mon père, c'était largement suffisant pour mon épanouissement.

Netkal : le dernier voyage de Sooraj.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant