Sur la route

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Le 14 février 1994.

— Ok, c'est bon, je vais vomir.

Le visage d'Ayaat a une couleur étrange, un mélange complexe de différentes teintes de blanc qui n'indique rien de bon. Elle s'agite sur son siège puis baisse la vitre en toute vitesse pour humer un peu d'air frais dans l'espoir de calmer son estomac.

— Maintenant ?! s'exclame Tanveer, qui n'a pour réponse que la main incontrôlable de l'archéologue, balayant le vide.

Avant de quitter Netkal, elle a pourtant essayé de nous prévenir : « Les trajets en voiture me retournent l'estomac ». Mais Shakti lui a simplement suggéré de s'asseoir à l'avant pour fixer la route. Un conseil clairement inefficace. Elle aurait dû lui refiler de force un médicament pour se détendre ou un placebo quelconque à base de sucre. Après tout, elle est médecin, et les médecins connaissent bien ces choses-là. Je ne compte pas le nombre de fois où j'ai moi-même dit à mon fils qu'un bonbon au citron réglerait tous ses maux. Il faut croire qu'il y avait trop d'urgence à notre départ du village pour attraper un cachet ou deux.

— D'accord, d'accord... Retiens-toi une seconde ! Merde !

Tanveer ne peut pas s'arrêter comme ça, au cœur des rochers. Ses yeux cherchent une solution qui ne semble pas vouloir apparaître. La route est si étroite qu'il n'y a pas d'échappatoire, alors il décide d'appuyer sur l'accélérateur et mes mains s'agrippent à la banquette en cuir. Aller vite est loin d'être notre meilleure option et le regard que je partage avec Shakti, installée juste à côté de moi, me confirme que nous appréhendons tous les deux la suite de ce voyage.

— Sooraj, regarde dans le...

Un nid de poule nous secoue atrocement et met un terme aux paroles du docteur. J'ai néanmoins compris ce qu'elle cherchait à dire et vérifie sous mes pieds s'il n'y a pas quelque chose à fournir à notre malade. Malheureusement, il n'y a rien en dehors de quelques outils de bricolage rouillés et remplaçables. Je dévoile un tournevis sans tête à ma voisine, avant qu'il ne glisse de mes mains, emporté par un virage sévère.

Maintenant que j'y pense, laisser Tanveer prendre les commandes n'était pas très judicieux.

Ce voyage de dernière minute, cette course contre la montre, c'est avant tout la sienne et la pression doit être immense pour lui. Le problème, c'est que je ne sais pas conduire. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé de passer mon permis, à peine majeur. Mais à force d'échouer, j'ai cessé de me battre contre l'inévitable. Ayaat n'a pas de permis non plus, et Shakti déteste ça, conduire. Elle est pourtant censée ramener la voiture à Monsieur Prasidhi lorsque notre petite affaire sera réglée. Quoi qu'il en soit, cela fait plusieurs heures que notre ami se déchaîne dans les zigzags sans fin de la montagne et moi-même, je commence à ne pas me sentir très bien. Ce n'était donc qu'une question de temps avant que l'un d'entre nous ne craque.

— Regarde, c'est bon, je vais m'arrêter !

Tanveer aperçoit une ancienne station service à l'abandon à sa droite, tourne et glisse sur les gravats, mais il est déjà trop tard : Ayaat a ouvert sa portière et a décidé de déverser son dernier repas sur le sol encore en mouvement - ce qui est complètement suicidaire. L'engin s'arrête enfin et le silence nous englobe une fraction de seconde avant d'être brisé par les réflexes viscéraux de la demoiselle. Heureusement, le peu de véhicules dans les parages diminue le risque d'accident, un fait rare dans une Inde connue pour ses problèmes de routes impraticables et souvent source des pires catastrophes.

— C'est pas vrai...

Shakti s'enfonce dans son siège, la main devant la bouche, essayant d'ignorer l'immonde parfum qui vient à elle. Je l'imite, me demandant sincèrement ce que je fais à l'arrière d'une vieille Fiat Padmini au milieu de nulle part, entouré d'inconnus.

Oui, d'inconnus.

Il y a trois jours, mon seul objectif était de rentrer chez moi, à Bangalore. Mon avenir était tout tracé, décidé. Mais s'il y a bien une chose que j'ai apprise après 34 années sur cette planète, c'est que rien ne se passe jamais comme prévu. J'ai donc atterri à Netkal et découvert ces trois énergumènes. J'ignore tant de choses au sujet de mes compagnons de voyage, mais j'ai quand même plongé tête baissée dans cet engin bancal pour le bien-être de notre conducteur survolté. Quel que soit le résultat final de cette mission de sauvetage, je n'aurai aucun regret. J'assume le chemin emprunté et les détours qu'il implique - et ma famille comprendra pourquoi je dois briser ma promesse.

Ou plutôt, je l'espère.

De toute façon, tous ceux qui me connaissent le savent : quand quelqu'un tombe, c'est trop facile de trouver une excuse, de garder ses mains dans les poches, de se moquer et de disparaître. C'est trop simple de dire non. Dans un esprit de contradiction envers cette société égocentrique, moi, je fonce.

Ainsi, pour accompagner Tanveer, l'épauler dans l'un des tournants les plus importants de sa vie, j'ai accepté d'accélérer les choses. De passer outre les modalités et les politesses pour aller au cœur même du sujet.

J'ai accepté d'être son ami.

Netkal : le dernier voyage de Sooraj.Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon