13 - Blanc d'œuf

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Vendredi soir, après une longue journée en chirurgie, je rentre chez moi plutôt que de me rendre au café. À mon arrivée, ma mère est affairée à la préparation du repas. Je l'aide sans y être invitée, ou plutôt avant qu'elle le fasse, pour éviter l'éternelle discussion sur le fait que je ne sais qu'étudier dans la vie. J'ai honnêtement juste envie d'aller me rouler en boule dans mon lit, mais si j'ai le luxe de me reposer, alors j'ai le temps d'étudier. Et pour la première fois depuis un moment, je n'en ai pas envie.

Je pense énormément à Lyvie depuis notre discussion. Quand j'ai voulu me concentrer sur mes bouquins, ce fut peine perdue. J'ai surtout fixé les lignes de mon manuel sans rien retenir et je suis allée me coucher tard, mais cette fois parce que je revoyais dans ma tête monsieur Chartreuse.

De loin, à la clairière, accompagné de monsieur Bleu orageux.

De moins loin, au restaurant, alors qu'il mangeait seul.

D'encore moins loin mercredi, quand il m'a laissée me débrouiller avec mes effets au sol.

Et de très près par la suite, après qu'il m'a délibérément bousculée.

Lyvie dirait que je lui donne trop d'attention, je le sais, mais c'est plus fort que moi. Monsieur Chartreuse est... indescriptible. À la fois méprisable et attirant. Quelle frustration! Suivant le conseil qui m'a été donné, et pendant que ma mère a les yeux tournés, je décide d'écrire un texto à Cipi.

"Que fais-tu ce soir?"

— À qui tu écris?

Je me fige. Ma mère dirige ses yeux perçants vers moi, attentive à la moindre réaction de ma part. J'essaie de ne pas me décrocher du téléphone trop rapidement et j'esquisse un petit sourire.

— Un camarade de cohorte. J'ai besoin d'aide pour un examen.

Zut. Ma réponse n'est pas assez précise, je le vois dans son regard. L'interrogatoire arrive.

— Sur quoi? Tu étudies toujours toute seule dans ta chambre, qu'est-ce qui a changé?

Réfléchis, Jaëlle, réfléchis.

— En fait, mon évaluation de fin de stage arrive bientôt, et le chirurgien dont je relève a prévu de me laisser faire la prochaine opération, sous supervision, évidemment, et ça me stresse. Un gars de ma cohorte qui a déjà travaillé avec lui a suggéré de m'aider au besoin, alors voilà.

— Hum-hum.

Elle prend un moment pour pondérer ma réponse, mais j'ai l'impression que la justification se tient à ses yeux. Elle incline la tête et étire une main pour tapoter la mienne.

— Tu n'as pas à t'inquiéter, ma belle, je sais que tu feras un médecin fantastique.

— Merci, m'man. Je fais ce que je peux pour y arriver.

— Oh, je le sais. Je le sais. Je préfèrerais que tu te couches à des heures plus raisonnables, cela dit.

La réponse de Cipi me parvient enfin. Je l'ouvre avec fébrilité.

"J'allais justement t'écrire, j'aurais bien besoin d'un peu de réconfort en bonne compagnie. Je viens te chercher?"

J'arrête de respirer un instant. De soulagement, surtout.

— Ah, tu vois, il dit qu'il est libre.

Je lui donne mon adresse, et nous convenons du moment où il passera. Je prends le temps de manger avec ma mère et de converser avec elle. Je sais qu'elle dormira à mon retour. Elle se couche avant moi chaque soir et se lève bien avant moi. C'est l'une des raisons pour lesquelles je n'ai pas une vie sociale bien étendue : je dois caler mon réveil au sien, peu importe le moment où j'atteins mon lit la veille ou au petit matin.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 22, 2022 ⏰

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Le requin chartreuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant