Chapitre 9

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— Monsieur Droux ! m'interpelle la voix désagréable de la professeure de français.

Je me redresse brutalement, arraché sans délicatesse à ma douce somnolance. Assia, assise près de moi, retient un rire.

— Au lieu de rêvasser Monsieur Droux, pouvez-vous nous dire quelque chose sur Arthur Rimbaud ?

Deux têtes du premier rang se retournent pour me regarder avec méchanceté. Pierre-Alain et Alicia, évidemment. Leur dents de cheval sorties comme des charognards s'apprêtant à festoyer. Certains autres élèves me regardent d'un air intrigué, se demandant sûrement si je vais réussir à pondre une réponse. Je n'ai pas la réputation d'être très bon élève. Je bredouille une série de "euh...", fouillant les confins de ma mémoire à la recherche d'une information que j'aurais retenue durant les quelques heures de cours que l'on a eues sur ce maudit Rimbaud. Assia tente de me chuchoter quelque chose mais c'est beaucoup trop bas pour que j'entende. Mes yeux parcourent désespéremment la classe, à la recherche d'un soutien ou d'un indice quelconque. Hugo, quelques rangs plus loin, me pointe du doigt le mur. Mais oui bien sûr ! Notre prof est tellement une fanatique que le mur de la classe est bourré de choses sur Rimbaud...  Mes yeux désespérés tombent sur ces quelques vers :

"Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse" - Rimbaud, Verlaine

"Le sonnet du trou du cul", notre prof est quand même sacrément coquine pour accrocher ça partout dans sa classe. Mais en tout cas j'ai mon info ! Rimbaud était le plan cul de Verlaine !  Ils ont écrit ensemble ce sonnet plus qu'explicite.

— Rien du tout ? soupire bruyamment la prof en me dévisageant par dessus ses lunettes carrés.

— Si, Rimbaud a eu une aventure passionnelle avec Verlaine et ils ont écrit un sonnet ensemble.

Certains élèves ricannent, d'autres font des gestes grotesques mimant une sodomie. L'agitation s'empare soudainement de la classe. En même temps, dès que ça parle de fesses... Seuls les fayots Pierre-Alain et Alicia jettent des regards outragés à tout le monde.

— Ça suffit bande de babouins doppés aux hormones ! s'égosille la prof d'une voix extrêmement aigüe.

Elle est tellement occupée à restaurer le calme qu'elle oublie mon cas. J'en profite pour me faire tout petit sur ma chaise jusqu'à la fin du cours. Assia me chuchote que je ne m'en suis pas trop mal tiré avec un petit sourire. Espérons...

Pendant le déjeuner, Hugo, Sam, Assia et moi sommes attablés devant des assiettes contenant un simuli de steak haché (on s'est même demandé s'il n'est pas issu d'une vieille carcasse odorante) et des carottes sans aucune ambition. Tellement surcuites qu'elles ont perdu leur teinte orange. Devant ce fabuleux festin et dans la cacophonie de la cantine, nous menons un véritable conseil de guerre. Le fameux journal d'Assia dans lequel est présenté l'association pour coeur brisé trône bien en évidence sur la table.

— Ma mère n'acceptera jamais d'y aller... je soupire en mastiquant pour la bonne soixantième fois un morceau de viande caoutchouteux.

— Il faut trouver un stratagème pour l'y emmener, suggère Hugo.

Il ne cesse de tripoter ses mèches blondes et d'être fort de propositions depuis le début du déjeuner. Ses joues rondes, d'ordinaire pâles, se teintent légèrement de rose tandis qu'Assia hoche la tête en signe d'approbation.

— Peut-être en demandant à une de ses amies de l'accompagner ? demande cette dernière.

Ma mère a trois bonnes amies. Jeanine, une mère au foyer de trois enfants, probablement l'une des parisiennes les plus joviales que je connaisse. Elle ne serait définitivement pas crédible dans une association pour coeur brisé. Ensuite, il y a Fabuela, franche, indépendante, le genre de "lady boss" qui vous fait trembler d'un regard. Elle élève seule sa fille que je n'ai rencontrée qu'une fois lorsque l'on était enfant. Elle n'en a que faire de la gente masculine et se plaît en mère célibataire, de ce fait, ce n'est décidemment pas la bonne accompagnatrice. Il reste Nathalie, qui n'est autre que la mère de Sam. Divorcée l'année dernière, il me semble que ça ne va pas très fort pour elle non plus. Mon regard croise celui de Sam, un morceau de carotte décolorée tombe de ses fines lèvres jusque dans son assiette tandis qu'il comprend où je veux en venir.

— Il faut encore qu'elle accepte, dit-il en se passant les mains dans le nid d'oiseau qui lui sert de tignasse.

Assia et Hugo, qui n'ont pas suivi notre échange silencieux, nous regardent alternativement avec des points d'interrogotations à la place des yeux. Nous leur expliquons brièvement la situation.

— Je peux toujours essayer de lui en parler, concède Sam.

Après tout, si cette association peut les aider toutes les deux, autant faire d'une pierre deux coups. Nous convenons donc de commencer à implanter cette idée dans l'esprit de nos mères respectives dès ce soir, histoire de préparer le terrain.

Après les cours à dix-sept heures, mes amis et moi nous séparons, Assia et Hugo nous souhaitant bonne chance pour la discussion avec nos mères.

Je marche d'un pas nonchalant sur les pavés parisiens, le soleil de fin d'après-midi réchauffant mon visage de la plus agréable des manières, telle une douce étreinte rassurante. Au loin, un pigeon roucoule et m'observe suspicieusement de ses deux yeux noirs, semblable à des pépins d'olives vicieux, avant de s'envoler et survoler les toits des immeubles à l'architecture haussmannienne. Une fiente repoussante tombe à vingt centimètres de moi, me confirmant que cette imonde créature préparait son mauvais coup depuis qu'elle m'a vu. "Apprends à mieux viser la prochaine fois", je pense tout en continuant mon chemin vers l'école de Camille.

— Je veux mes chips t'as promis, ne cesse de me rabacher le monstre depuis la seconde même où sa petite tête brune ébouriffée a passé les grilles de l'école.

— Je vais te les acheter tes chips, tu veux bien la boucler maintenant ? Tiens regarde, on arrive devant une épicerie.

Elle semble enfin se détendre tandis que nous pénétrons dans la petite boutique, où un ventilateur du siècle dernier, tombant en ruine, nous crache à la figure un mélange de vent et de poussière. J'ai toujours trouvé que toutes les épiceries parisiennes se ressemblent. Étriquées, aux senteurs de renfermé, de sucreries et de plantes, avec un gérant affalé sur une chaise. Toujours le même type poilu, aux jambes dénudés, qui secoue ses orteils au-dessus de ses tongs et qui vous fait bien comprendre qu'il n'en a que faire de votre présence. Mais cette fois-là, mon coeur manque un battement. Ce type poilu qui secoue les orteils, je le connais. C'est le vieux libidineux qui m'a touché les fesses aux club.

Paniqué à l'idée qu'il me reconnaisse, j'attrape la main de Camille et l'entraîne le plus vite possible à l'abri derrière un rayon.




La double vie de Raph'Où les histoires vivent. Découvrez maintenant