Chapitre 8 - On est mieux chez soi

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La jeune femme ne se fit pas prier. Elle courut en direction de la porte, donna un coup de coude dans les côtes d'une des blouses blanches qui tentait de la saisir par la taille. Elle traversa le commissariat devant l'air ébahi des policiers, fit voler un plateau de donuts que portait l'un d'eux, et atteignit la sortie avant que quiconque ait pu réagir.

Elle courut, encore, encore, pesta contre sa respiration sifflante — promis, si elle en réchappait, elle s'abonnerait à cette salle de gym devant laquelle elle passait tous les matins — poussa les piétons surpris. Sans oser se retourner, elle zigzagua dans les ruelles, traversa un bâtiment accueillant un syndicat d'happiness managers, coupa à travers un parc où se rassemblaient des yogistes accompagnés de chèvres naines, pour finir par se mêler à un groupe d'une cinquantaine de manifestants qui voulait interdire le mot ruche. Enfin, elle s'autorisa à reprendre son souffle et regarda derrière elle. Personne ne la suivait. Elle passa des mains tremblantes sur son visage. Elle en avait eu assez pour une seule vie.

Elle répéta pour la douzième fois "Trypophobie, une vraie maladie !" en chœur avec les protestataires, sans avoir la moindre idée de ce dont il était question. Il lui sembla soudain que l'air autour d'elle se faisait plus lourd et épais. Dix secondes plus tard, un vrombissement envahit ses oreilles et sa vision devint blanche.

*

Elle leva son visage des toilettes et essuya sa bouche. Elle avait repris connaissance cinq minutes plus tôt et la nausée avait fait le voyage retour avec elle. Assise sur le sol frais de sa salle de bain, elle refusait de bouger le moindre orteil. Elle était de retour dans son époque. Jamais elle n'avait été aussi heureuse de voir ce carrelage orange aux motifs involontairement asymétriques. Pendant un instant, son esprit critique avait effacé les dernières heures de sa vie, reléguées au rang de rêve ou d'hallucination. Et puis ses yeux s'étaient posés sur ses pieds chaussés : un doigt d'honneur à sa santé mentale. Elle avait été dans le futur — dans un futur potentiel, qui n'existerait jamais plus.

Adossée au mur de la salle de bain, elle laissa les minutes s'écouler, ses pensées retracer ce périple improbable. Près du lavabo, son téléphone vibra. À contrecœur, elle se leva, saisit l'appareil. Stéphanie lui demandait ce qu'elle faisait. Je me remets d'un voyage temporel, envoya-t-elle. Tu as pris des champis ? lui répondit son amie. Lilia rit doucement. Même si elle racontait ce qu'elle avait vécu, personne ne la croirait. Sans ces chaussures hideuses, elle n'y croirait pas elle-même. Et pourtant. On lui avait imposé ce voyage pour une raison. Rodrigo et Gaëtan avaient sacrifié leur propre vie pour cette raison. Ces deux réacs attachants n'existeraient plus que dans ses souvenirs. Lilia ne se sentait pas responsable de leur décision, mais après ce qu'elle avait vu, expérimenté, elle devrait en prendre une. Plus épuisée qu'elle ne l'avait jamais été, elle succomba à l'appel de son lit, laissa la nuit lui porter conseil.

Au matin — après avoir vérifié une énième fois que ses chaussures du futur étaient bien réelles — elle avait fait son choix. Allongée sous ses couvertures, elle prit son téléphone, lança Tinder, réactiva son profil. Désolée les pandas, pensa-t-elle, je dois tenter de sauver le reste du monde... D'accord, les questions climatiques prendraient plus de temps à être résolues, mais la liberté des individus n'était-elle pas tout aussi importante ? Elle opina pour elle-même, maintenant persuadée d'être investie d'un but, d'une mission synonyme de justice. Avant de reposer son téléphone, elle navigua dans son répertoire et envoya un message à Stéphanie : "Un petit week-end à Disneyland le mois prochain, ça te tente ?"


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Merci d'avoir lu cette petite nouvelle de SF parodique ! C'est avant tout une caricature de certains comportements/mouvements -- anecdotiques aujourd'hui -- mais qui me font lever les yeux au ciel.

Je pense que tout progrès, tout mouvement social, s'accompagnera forcement d'une part de négatif, ce n'est pas pour autant qu'il faut rejeter toute évolution en bloc.

Même si je n'adhère bien évidemment pas à toute la pensée de Gaetan ou Rodrigo, j'espère que le futur ne ressemblera pas à ça, et qu'on pourra malgré tout sauver les pandas :p


Lilia en décon-futur [Nouvelle]Место, где живут истории. Откройте их для себя