Chapitre 6 - Le métro c'est rigolo

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Lilia haussa un sourcil, intriguée. La dernière fois qu'elle s'était aventurée dans les trains parisiens, elle avait dû supporter tout du long les grommellements d'un homme contre les pédophiles satanistes infiltrés au gouvernement, alors que sa voisine d'en face se coupait les ongles de pieds.

Ils avançaient vers le métro d'un pas assuré et Lilia avait de plus en plus de mal à reconnaître la ville de ses souvenirs. Çà et là, elle retrouvait des bâtiments haussmanniens, mais ils étaient tous pourvus d'une tour conique fleurie qui poussait sur leur toit. Quand elle fit part de cette étrangeté à ses guides improvisés, Rodrigo siffla.

— Tu viens encore de relever un sujet sensible. Des activistes tentent de faire disparaître ce type d'architecture de la capitale. Haussmann est un étendard de la ségrégation. Tu savais qu'à cause de ses appartements bourgeois, les classes populaires ont été forcées de quitter la ville, devenue trop chère, pour s'installer en banlieue ?

— Non, je l'ignorais. Mais dans tous les cas, je ne vois pas pourquoi détruire les bâtiments changerait quoi que ce soit.

— Exactement, bravo !

Le bouclé lui sourit comme si elle était un chiot qui venait d'effectuer correctement un tour. Lilia fulmina. Il se disait expert de son époque, mais il lui faisait plutôt penser à un machiste du siècle passé.

Ils aboutirent devant une bouche de métro. Enfin, cette ouverture béante surmontée du panneau "Invalides" fit écho à ses souvenirs. Du métro parisien, elle se rappelait une odeur de soufre mêlée à celle de la sueur. Dans ces couloirs décorés de lampes à néon, elle ne sentait plus qu'un parfum citronné de produit nettoyant. Les murs étaient parcourus d'écrans géants sur lesquels défilaient des messages positifs, répétés par les enceintes encastrées dans chaque coin. Un jeune homme habillé d'un long manteau noir croisa leur chemin alors qu'ils s'enfonçaient plus profondément dans les tunnels labyrinthiques de la station. Les écrans autour de lui affichèrent une vidéo dans laquelle il avait peint une bouche sur son ventre et faisait onduler sa peau. La voix dans les haut-parleurs s'exclama : "Bravo, Jordan, ton humour est incroyable, tu es une belle personne !".

Les sourcils dessinant des accents circonflexes, Lilia se tourna vers Gaétan qui expliqua :

— Les stations de métro ont été élues les zones les plus négatives de la ville, alors on y a ajouté des phrases positives. Et si tu donnes ton accord, tu as même le droit à des messages personnalisés, qui font aussi office de publicité pour tes réseaux. Mais maintenant, avec la réalité virtuelle, peu d'employés ont encore à se déplacer, alors les gares ne sont plus aussi fréquentées qu'avant.

Ils aboutirent sur le quai du métro et Rodrigo se tourna vers elle.

— Voyons... Avec ta couleur de peau... Tu devrais être la rame numéro huit. À moins que tu ne sois bisexuelle. Tu es bisexuelle ?

— Non, enfin j'ai eu une aventure en licence de...

— Rame huit. On se retrouve dans cinq stations.

Lilia suivit les deux hommes le long du quai. Au-dessus de chaque rame, une pancarte indiquait la classe à laquelle elle appartenait. Rame 1 : "LGBTTQQIAAPSRTWS". Y avait-il déjà autant de lettres à son époque ? Rame 2 : "Ethnies #b88d5b +", c'était quoi ça ? Un code hexadécimal ? Et combien y avait-il de catégories d'ailleurs ? Elle en comptait au moins quinze ! La sonnerie du métro retentit et Lilia interrompit son inspection pour courir jusqu'à son wagon. Au lieu du bruit de trompette bouchée dont elle avait l'habitude, la clôture de portes était annoncée par une clochette au tintement léger. Elle se hâta, mais les portes se fermèrent devant son nez. Paniquée, elle regarda autour d'elle : Gaëtan et Rodrigo avaient disparu.

Calme-toi, calme-toi, se répéta-t-elle comme un mantra alors que son cœur tambourinait dans sa poitrine. Rodrigo avait dit cinq stations, elle n'avait plus qu'à attendre le train suivant sans faire de faux pas. Elle en était capable. Droite comme un piquet, ses yeux ne cessaient d'osciller de droite à gauche comme un coucou détraqué. Les voix positives continuaient de s'échapper des haut-parleurs. "Rappelez-vous que vous êtes unique" ; "Rien n'arrive par hasard" ; "Derrière chaque femme qui réussit, il y a toujours elle-même". Bon sang, si ce train n'approchait pas dans moins de trois minutes, elle jurait de s'arracher les tympans. Jamais elle n'aurait imaginé regretter les joueurs d'accordéon et les complotistes bavards du métro.

Sa salvation apparut enfin sous la forme d'un train argenté au museau pointu, sans conducteur. Elle s'engouffra dans l'habitacle métallique sans un regard en arrière. À l'intérieur, il n'y avait que deux autres passagers. Lilia fit de son mieux pour s'installer le plus loin possible d'eux et fixa le panneau qui affichait une carte en trois dimensions de Paris et leur emplacement en temps réel. Elle détacha son regard quand elle entendit les écrans encastrés dans les parois du métro annoncer la sortie prochaine d'Avatar douze, mais reporta rapidement son attention sur son trajet. Son arrêt apparut enfin et elle fit de son mieux pour ne pas hurler de joie en découvrant les visages soulagés de ses deux compagnons rétrogrades.

— Avatar douze, vraiment ? demanda-t-elle nonchalamment en se dirigeant vers la sortie, comme si elle n'avait pas passé les dix dernières minutes à paniquer comme un hypocondriaque sur Doctissimo.

— Et en plus, il a fallu refaire les premiers opus et leurs messages colonisateurs, ajouta Rodrigo.

— Où étais-tu ? questionna Gaétan. J'ai cru qu'on t'avait arrêtée !

— J'ai raté le train, mais ça va, je peux survivre dix minutes sans vous !

Alors qu'ils quittaient la station pour aboutir sur une place circulaire, une femme engoncée dans une longue robe de diva fit tomber une écharpe de son sac. Lilia la ramassa, s'apprêta à taper sur l'épaule de sa propriétaire, se ravisa. Voilà, elle apprenait, et ce genre de mesure n'était pas si terrible si cela pouvait aussi éviter les mains baladeuses !

— Madame ? Votre foulard.

Elle comprit qu'elle avait fait une grave erreur quand elle perçut la tension du corps de ses compagnons. L'interpellée se retourna et Lilia se rendit compte qu'avec l'opulence des tissus qui composaient sa robe et son masque translucide, elle était incapable de déterminer l'âge ou le genre de cette personne.

— Madame ? Vous m'avez appelé madame ?

— Pardon... Je... euh.

Elle tourna son regard vers les deux jeunes hommes, cherchant une aide qui ne venait pas.

— J'ai le syndrome de TTTT ! s'exclama-t-elle.

— Ce syndrome n'existe pas, lâcha la diva après un silence, je viens de vérifier.

Comme la première personne que Lilia avait rencontrée, puis la serveuse du café, la diva pressa un bouton invisible entre ses doigts. Rodrigo prit son visage entre ses mains.

— Bon sang ! Je te l'avais dit. Règle d'or numéro trois : ne jamais assumer le genre de quelqu'un ! Même un croisé téléporté en pleine gay pride s'en sortirait mieux que toi !

— Tu ne m'as jamais parlé de ça !

— Mais à ton époque aussi, c'était une idée terrible !

— D'accord, mais...

Elle s'interrompit en remarquant une voiture de police qui s'arrêtait à proximité. Deux hommes en sortirent, portant un uniforme bleu sombre.


Lilia en décon-futur [Nouvelle]Where stories live. Discover now