Chapitre 1 - Une soirée comme on les aime

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Lilia relut pour la troisième fois le message affiché sur son téléphone. Tu es une fille incroyable, commençait le premier paragraphe. S'ensuivait le mais, ce fameux mais qui décrédibilisait tout ce qui le précédait. Cette robe te va bien, mais... Je ne voudrais pas te donner des conseils sur ta vie amoureuse, mais... Je ne suis pas raciste, mais...

Cette fois encore, ce mais ne dérogeait pas à la règle. Tom la larguait, sans même se donner la peine de lui dire de vive voix. Certes, la nouvelle n'était pas bien surprenante : ils se fréquentaient depuis un an et il ne l'avait toujours pas présentée à ses amis. D'ailleurs, il ne prenait jamais la peine d'organiser du temps pour eux, cette tâche incombait systématiquement à Lilia. La jeune femme s'était finalement rebellée, deux semaines plus tôt, et avait demandé à Tom plus d'engagement dans cette relation. Il lui avait dit qu'il devait réfléchir. Dans cent pour cent des cas — d'après les propres statistiques de Lilia, entièrement fiables —, réfléchir était le signe précurseur d'une rupture. Alors pourquoi ne pouvait-elle empêcher ses lèvres de trembloter comme de la gelée épileptique et son nez de couler ? Tu es nulle, résonna la petite voix dans sa tête. Arrête de pleurer, il n'en vaut pas la peine. Elle s'enfonça dans son canapé, remonta sa couverture jusqu'à son cou. Les protagonistes de la série télévisée qu'elle regardait décidèrent qu'il s'agissait du moment opportun pour échanger un baiser passionné, bercé par un coucher de soleil romantique.

D'énervement, Lilia repoussa la couverture et se dirigea vers la salle de bain de son appartement. Dans l'empressement, elle se cogna le petit doigt de pied dans l'angle de son sofa et retint un gémissement de douleur et de rage. Vraiment, cette soirée ne pouvait pas être plus pourrie.

Elle passa de l'eau sur son visage, tenta de recouvrer un semblant de dignité. Non, peine perdue. Rien n'allait. Ni ce pyjama qui répétait carpe diem sur toute sa surface — bon sang, d'où tenait-elle cette horreur déjà ? — ni ce sac de nœuds qui composait ses boucles, ni ce visage de clown triste. Voilà, trente-trois ans et elle se retrouvait de nouveau célibataire. Elle tourna le regard vers l'extérieur. Au moins, elle vivait dans un bel appartement avec vue sur la mer.... Si l'on se penchait un peu sur la droite et qu'on tendait le cou.

Peut-être n'était-ce pas le bon moment avec Tom ? Peut-être reviendrait-il ? Elle se souvenait de leurs vacances à Malte, les promenades dans les ruelles marchandes, les dégustations de crustacés près de la plage, les rires, les mots doux... Arrête, se fustigea-t-elle mentalement, dans un mois tu sais que tu le traiteras de tous les noms. Elle sortit son téléphone de son pyjama. Son fond d'écran affichait une photo de Tom et elle, devant le château de la belle au bois dormant à Disneyland. Elle adorait Disneyland, sûrement son endroit préféré au monde. Elle aimait retrouver les dessins animés de son enfance et s'imprégner de l'atmosphère positive qui régnait dans le parc. Avec amertume, elle réalisa que certains de ses souvenirs seraient maintenant associés à Tom. Elle ouvrit son répertoire, navigua jusqu'au prénom de sa meilleure amie. Stéphanie saurait lui remonter le moral : elle insulterait Tom à sa place, proposerait d'aller lui raser les sourcils, promettrait qu'elle trouverait beaucoup mieux.

Lilia reposa le téléphone. Il lui fallait encore quelques minutes, quelques instants pour garder ce chagrin pour elle seule. Elle revint à son reflet. Trente-trois ans. Elle se sentait vieille, et maintenant elle devrait tout recommencer. Rencontrer quelqu'un, partager les mêmes anecdotes, créer de nouveaux souvenirs, espérer. Peut-être que ça n'en valait pas la peine. Après tout, ses phases de célibat avaient toutes été joyeuses, alors pourquoi s'entêter à trouver un partenaire, devoir s'adapter à lui, faire des compromis ? Seule, elle n'aurait pas d'attaches, pas de contraintes, une vie de liberté. Et elle aurait le temps de se consacrer à ses différentes passions qu'elle avait un peu boudées ces derniers mois.

Pas de mari, donc pas d'enfant. Elle n'avait jamais vraiment su si elle en voulait. Elle supposait que oui, que cela viendrait naturellement quand elle rencontrerait "le bon", mais ce n'était pas un désir foncièrement ancré en elle. Ses neveux étaient mignons, certes, mais aussi terriblement épuisants.

Alors que les traits de sa future vie d'éternelle célibataire commençaient à former une toile plaisante dans son esprit, elle s'empara du téléphone, finalement prête à partager son malheur. Elle remarqua soudain une lueur étrange dans le miroir, comme si le verre était parcouru par une tache d'huile. Elle plissa les yeux, se croyant victime d'une hallucination. Non, il y avait définitivement une trace curieuse. Une serviette humide à la main, elle s'apprêta à frotter le miroir. Mais au lieu de la surface fraîche et solide à laquelle elle s'était attendue, ses doigts s'enfoncèrent dans une matière chaude et visqueuse. Elle poussa un cri de panique, le genre de hurlement primitif qui vient des profondeurs, et puis tout disparut.

Lilia en décon-futur [Nouvelle]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant