Prologue

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Trigger Warning

Hana

Le froid. Lorsqu'elle était jeune, dans sa Pologne natale, Hana pensait l'avoir connu. Rude, mordant, sans pitié. Elle a passé plus de vingt-cinq hivers, à courir dans la neige, tantôt pour s'amuser, tantôt par nécessité, galvaudant de ville en ville pour son travail. Elle pensait être habituée à la morsure du vent glacial sur sa peau blanche, aux gerçures et tremblements qu'il engendrait. En réalité, Hana ne connaissait rien au froid. Celui qu'elle pensait être un loup n'était qu'un simple louveteau.

La jeune femme baisse la tête vers ses pieds pour vérifier qu'ils sont toujours là. Fidèles au poste depuis des mois. Et Hana ignore si elle doit s'en réjouir ou se lamenter. Tant que son corps la portera, son enfer se poursuivra. Des épées s'enfoncent dans son talon à chaque pas. Le tissu qui est censé la protéger a rendu l'âme depuis bien longtemps, aussi chanceux qu'il est. Imbibé de terre, de sang et de neige fondue, il s'infiltre, colle aux plaies causées par le froid. Hana hésite à se pencher pour le remettre en place avant de se résigner. La guenille lui recouvrant les épaules glisse à chaque pas. Et à chaque pas, Hana la remet. Elle ne peut pas se permettre de perdre son dernier rempart.

Elle lève le regard pour observer le paysage complice de son agonie. Ses yeux se plissent instinctivement aveuglés par l'immensité blanche qui l'entoure. Même après des années, ses pupilles sensibles refusent de s'habituer à cette couleur immaculée. Malgré cette faiblesse, petite, Hana a toujours aimé la neige. Alors que ses parents maugréaient à l'apparition des premiers flocons, elle, frétillait de joie. Pourtant, on ne peut pas dire que les batailles de boules de neiges peuplaient ses hivers, bien au contraire. Non, ce qu'elle adorait tant, c'était la sérénité, le calme que la neige apportait. Malheureusement, cette impression de pureté a fondu en même que la liberté de son pays, il y a maintenant cinq années.

Depuis ce matin, une forêt est venue interrompre la monotonie du paysage champêtre. Les bois se dressent de chaque côté du chemin que la longue colonne suit. Dénudés de toute feuille ou verdure, les arbres sont aussi décharnés que les malheureux qu'ils regardent passés sans rien dire ni intervenir. Tantôt, une goutte d'eau glacée tombe dans un cou. Une petite douleur. Vive mais tant insignifiante comparé à ce que chacun a vécu et vivra. Comme si la nature voulait elle-même ajouter sa pierre à l'édifice macabre qui se construit sous ses yeux. Malgré ça, le pire reste son silence.

Même les branches ont cessé de craquer à leur approche, les fourrés ne bougent plus. La forêt entière retient son souffle pour ne pas sentir l'odeur des cadavres qui pourrissent en son sein. Et chaque jour, leur nombre augmente. Si un dieu existe réellement, pourquoi n'intervient-il pas ? Pourquoi laisse-t-il tant d'âmes s'éteindre sur les bords de ses routes enneigés ? N'a-t-il pas le pouvoir de faire cesser ce massacre ? Ou peut-être ne le veut-il simplement pas ? Qui ne dit rien, consent, n'est-ce pas ce que l'on dit ? Non, Hana refuse d'y croire. Son seul crime a été de défendre la liberté de sa patrie. Et pour la plupart de ses camarades de souffrances, leur seul méfait est d'exister. Personne ne devrait mourir pour ça.

Se rendant compte que quelques personnes l'ont dépassée, Hana accélère le pas, ignorant la protestation de ses pieds épuisés, étripés. Elle ne doit pas se faire distancer. Surtout pas. Au prix d'un immense effort, la jeune femme réussit à regagner la place qu'elle avait avant de se perdre dans ses pensées. Alors, elle modère son allure. Car s'il n'est pas bon de se trouver en fin de colonne, à portée des fusils prêts à arrêter définitivement sa course si elle ne tient pas l'allure, il n'est pas meilleur d'être en tête où il faut tenir un certain pas si elle ne veut pas finir dans un fossé, une balle en pleine poitrine.

Un coup de feu résonne soudain, brisant l'atmosphère lourde et pesante. Hana ne se fige même pas et poursuit sa route imperturbable. C'est comme tout, on finit par s'y habituer. Des hurlements de chagrin, de détresse, de haine se répercutent, véritable écho mortuaire. Une deuxième détonation ramène le silence. Personne ne réagit. Ils ont vite compris que ça ne servait à rien de toute façon, hormis à quitter ce monde plus tôt. Oui, mais quitter ce monde pour une cause juste, pas de faim ou d'épuisement, un trou entre les deux yeux, insuffle une voix doucereuse. Si Hana partage ce point de vue, elle ne peut s'y résoudre. Il faut croire que l'horreur et la violence qui l'entourent n'ont pas encore réussi à lui arracher les dernières bribes de combativité qui lui restent. Par contre, l'espoir de s'en sortir s'est envolé depuis bien longtemps. Hana sait qu'elle ne se reviendra pas de cette marche de la mort. Jamais elle ne reverra sa sœur ainée, sa maison et son chien. Jamais elle ne courra dans la neige comme avant. Ce n'est pas possible. C'est trop tard. Bien trop tard.

Un Allemand passe à côté d'elle, criant quelque chose qu'elle ne comprend pas. Mais elle n'a pas besoin pour savoir qu'il n'est pas en train de les encourager. Hana se recroqueville. Mais même si elle voulait accélérer le pas, elle ne le pourrait pas. Ses jambes refuseraient de la porter. Depuis combien de temps marche-t-elle déjà ? Au début, la malheureuse voulait compter ses pas. Elle a perdu le compte à partir du moment où les nombres sont devenus plus longs à penser que les pas à s'enchainer. Elle marche depuis longtemps. Depuis une éternité peut-être.

Elle détourne le regard des deux nouveaux cadavres jonchant le chemin. Une auréole carmine s'étale déjà dans la neige immaculée. Hana ne veut pas voir les yeux vides de Héléna et de sa fille d'à peine douze ans. Elle ne veut pas lire sur leurs visages la souffrance, la douleur, ou pire la paix qu'elles ont ressenties en se sentant partir. La jeune femme passe sa route. Elle n'a même plus la force de pleurer. De toute façon, à quoi cela servirait ? Le calvaire est pour ceux qui restent.

 Hana marche. Elle poursuit sa route, essayant de marcher dans les pas de ceux de devant pour ne pas gaspiller des forces qu'elle n'a pas à lutter contre la neige. Au loin, elle entend des éclats de voix. Interloquée, la jeune femme redresse la tête. Un frisson d'appréhension la glace un peu plus lorsqu'elle aperçoit la forêt s'achever et des maisons se dessiner. Le dernier village qu'ils ont traversé s'est soldé par une vingtaine de morts. Les habitants les ont littéralement lapidés. À mort. Sous les yeux satisfaits de leurs bourreaux, peu pressés de secourir les malheureux. Personne ne les a défendus. Et que pouvaient-ils faire, eux, squelettes ambulants, épuisés aussi bien physiquement que moralement, face à cette avalanche de haine ? Rien. Ils ne pouvaient rien faire. Si ce n'est avancer. Toujours avancer...

Alementa II- FlammeWhere stories live. Discover now