Cнαpιтre 36 : Eѕт-ce qυe çα vα ? ✔

246 22 1
                                    

Tell me why are we
So blind to see
That the ones we hurt
Are you and me?

G Paradise - Arnon Ft. Jonisa

 

Félicia

Assise face à Mathieu, alias Le Pendu, je sirote ma boisson tout en trainant sur les réseaux sociaux sur mon téléphone. C'est devenu notre rituel, partager une boisson après mon service, sous un silence plombant. Les serveuses ainsi que Terrence, le barman, ne comprennent pas pourquoi on reste là à rien dire chaque soir, et ce, depuis qu'il s'était excusé. La vérité, c'est qu'on se sent à l'aise comme ça, j'ai l'impression qu'on communique et qu'on partage nos craintes et nos peurs dans ce silence, plus que ce qu'on aurait pu dire ou confesser à haute voix.

 C'est fou non ? Je n'arrive pas à expliquer cela à Constance et aux autres parce que moi-même je ne comprends pas comment je peux être aussi à l'aise avec Matthieu alors que je ne sais pratiquement rien de lui.

Mais je me sens bien, là, assise à boire et à contempler le vide, à soupirer de temps en temps sans dire un mot. Constance dit que bientôt on se mettra à nous appeler « Les Pendus », ce à quoi je réponds que ça ne me ferait rien.

Ce soir par contre, on dirait que Matthieu n'est pas d'humeur à déprimer en ma compagnie, je le sens depuis que je me suis assise face à lui, à son regard scrutateur. Mais je préfère faire comme si de rien n'était, le temps de finir mon verre puis de rentrer chez moi me lover contre Chocolat, mon chat.

L'homme face à moi se racle la gorge, je ne relève pas la tête pour autant. Nouveau raclement de gorge. Que peut-il bien me dire ? Je sirote de nouveau mon verre et m'aperçois que je l'ai fini. Je me racle de nouveau la gorge avant d'éteindre mon téléphone et de relever ma tête vers mon ami.

Assis les bras croisés, il ne me quitte pas du regard, les sourcils froncés.

— Quoi ? je grogne enfin.

— Félicia... sa voix prend un timbre sérieux qui ne lui est pas connu.

Je regarde autour de moi afin de ne pas croiser son regard, ce soir, il n'y a pas de musique, les enceintes ne marchaient plus. Ça donne au lieu un caractère encore plus déprimant, du genre cimetière de la ville par exemple...

— Est-ce que ça va ? il dit enfin.

Je pose un regard surpris sur le barbu, prise en dépourvu par cette question inhabituelle.

Je hausse les épaules, un rictus sur les lèvres.

— On dirait que quelque chose te préoccupe, et ce, depuis quelques jours déjà.

Je ricane en secouant la tête.

— Tu ne t'es toujours pas réconciliée avec Will ?

Je manque de m'étouffer avec ma salive, rouge pivoine, je tousse en détournant la tête. Matthieu me tend un verre d'eau, que je repousse pour empoigner la bouteille d'alcool qui se trouve devant lui. Doucement, il la reprend de ma poigne avant de la reposer à sa place. Je l'interroge du regard, et dans la pénombre du bar, je sens son regard désapprobateur sur moi.

— Tu as assez bu pour aujourd'hui, tu auras une sacrée gueule de bois demain en cours.

Je hausse les épaules, désinvolte.

— Je m'en fous, je dis enfin.

Il secoue la tête.

— Tu es en train de devenir moi Félicia. Eloigne-toi de l'alcool, tu es encore jeune.

Je m'abstiens de lui rétorquer qu'il n'est pas vieux lui non plus, et je me contente de détourner le regard une énième fois.

Il continue.

— Je sais que je n'ai aucun droit sur toi, petite. Mais j'ai l'âge d'être ton grand frère, et je n'aime vraiment pas te voir comme ça.

— Je vais bien Matthieu, arrête d'en faire des tonnes.

— Alors réponds-moi.

Je pose mon regard sur lui et lui demande de quoi il veut bien parler.

— C'est ce Will n'est-ce pas ? Le fils de ton parrain ? Tu es en froid avec lui ?

Comment peut-il être au courant ? Certes je me rappelle de lui avoir parlé de la bande des populaires au tout début de nos soirées ensemble. Mais comment peut-il être au courant de ce qui s'est passé avec le fils du directeur ?

Matthieu semble se rendre compte des questions qui trottent dans ma tête, puisqu'il lance :

— Depuis mercredi tu passes ton temps à râler et à répéter « Will ce con », je parie que tu ne t'es même pas rendue compte, il ajoute un petit sourire triste aux lèvres.

Je le regarde longuement essayant de voir s'il me joue un mauvais tour.

— Et c'est maintenant que tu me le dis ? je dis enfin après l'avoir scruté pendant une bonne minute.

Il hausse les épaules à son tour. Je le fixe du regard, il semble... moins ivre que d'habitude, je remarque qu'il n'a même pas fini sa bouteille ce soir. Est-ce parce qu'il voulait garder les idées claires afin de pouvoir me parler ?

S'il semble moins bourré, il ne semble pas pour autant moins déprimé. Des fois j'ai l'impression qu'il est entouré d'un nuage de noirceur, un nuage tellement épais qu'il est devenu impossible de le chasser à coups d'éventail. Je me dis qu'un jour, un jour quand j'aurai la force et le courage de lui demander de me raconter son histoire, je pourrais l'aider. Quand j'en aurai fini avec mes propres démons, je pourrais l'aider à affronter les siens. Mais c'est encore tôt, mes démons refusent de partir et je ne peux rien faire à part attendre, attendre qu'ils veuillent enfin sortir du réceptacle qu'est devenu mon corps et mon mental.

— Vous êtes en froid ? il demande enfin.

— On peut dire ça, je soupire, capitulant enfin.

— Ça arrive aux couples de se...

— On n'est pas un couple, je le coupe.

Il relève les yeux vers moi, surpris, pour la première fois de la soirée. Je le regarde à mon tour, partagée entre le dépit et le dégoût. Le dépit parce que je ne comprenais pas comment Matthieu avait pu imaginer une telle chose, le dégout parce que je ne pouvais pas imaginer une telle chose se produire.

— Ah.

Il se racle la gorge.

— Hum... Comme tu paraissais très contrariée, j'ai déduit...

Je secoue la tête, une grimace sur les lèvres.

— Je suis sûr que ça va s'arranger, il dit enfin.

— Je n'ai pas envie que ça s'arrange, j'affirme en relevant la tête.

— Ne dis pas de sottises, tu sais bien que...

Mais je ne l'écoute plus, mon regard scrute la porte d'entrée qui vient de tinter à quelques mètres derrière lui, pour laisser passer deux personnes que je ne connais que bien.

Speak of the devil, comme ils disent chez nous.

Will et Victoria viennent juste de dépasser le pas de la porte du miteux bar où je travaille. 

Ride up BabyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant