Le furieux silence

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La soirée était ennuyeuse à mourir pour MacPharlain, mais ce serait mentir de dire qu'il ne s'y attendait pas. Malgré une famille aisée, malgré les quelques honneurs dus à ses enquêtes résolues, Julius se trouvait hors de ce temps doré, hors du mouvement de valse qu'imprimaient les pas des danseurs. Parfois, son regard s'attardait sur un valet qui passait moucher les bougies et en rallumer d'autres avec discrétion. Lorsque l'un d'eux fut surpris par le regard du vieil homme, il baissa la tête avec un air contrit ou désolé. Son regard se perdit à nouveau parmi le luxe, il n'avait aucun intérêt à déranger les petites gens. Dans sa tête résonnaient des notes de musiques étrangères à l'orchestre composé d'instruments à cordes, des notes au goût métallique. Il était sûr que cela venait de Sullivan. Soufflait-il dans les cheminées ? Les quelques jours qu'il avait passés en compagnie de son nouveau compagnon lui avait permis d'appréhender le comportement parfois taciturne de celui-ci. Felix n'avait pas voulu entrer assister au bal, préférant rester dehors. En sortant un harmonica, il avait lancé au vieil inspecteur qu'il fallait quelqu'un pour surveiller l'extérieur de l'endroit. Hors du temps, c'était peut-être ce point commun qui rendait audible à Julius la musique que jouait le borgne.

La soirée se passait, banale, les invités s'amusaient. Parés de leurs plus beaux costumes, ils ne respiraient que de cet air parfumé. Les convives portaient du velours ou de la soie. Les cols étaient bien trop ouverts pour la morale victorienne. C'était une petite Venise, une gondole qui emportait loin ses participants tout en restant immobile dans ce Londres trempé de pluie froide. Les couples s'entremêlaient, se séparaient au fil des morceaux de musique, chacun allait vers quelqu'un d'autre. Ce soir, chacun ignorait officiellement qui se trouvait derrière les masques. Et les rumeurs n'avaient aucun intérêt, aucune d'entre elles ne touchaient de près ou de loin l'affaire qui les intéressait. Tous parlaient des dernières nouvelles de l'Amérique (où il pleuvait manifestement moins) et de la National Geographic Society. Julius pensa l'espace d'un instant à son fils aîné, Liam, parti sillonner les mers. Peut-être qu'à défaut de faire avancer l'enquête, il aurait des nouvelles toutes fraîches de son bâtiment.

Un noble l'accosta alors que les musiciens faisaient une pause. La chance de Julius ici était de porter un demi masque pour cacher une partie de sa réaction agacée en reconnaissant l'exubérant maître de soirée. Il était certain que l'inspecteur se démarquait par son attitude, mais avec cet être bruyant maintenant à ses côtés, jusqu'à Amsterdam devait maintenant être au courant de sa présence. Et sans être célèbre, certaines personnes n'hésitaient pas à le prendre pour quelqu'un d'important alors qu'il n'avait jamais su être assez arrangeant pour gravir correctement les échelons. Il se retint à grande peine de lever les yeux au ciel.

"Voyez vous cela ? Julius MacPharlain, c'est bien la première fois que vous répondez à une invitation !"

L'homme engoncé dans un habit de soie aux couleurs d'un joyeux Arlequin lui tendit une coupe de vin qu'il ne prit pas. Il avait presque mal pour le tissu qui ne demandait qu'à se fendre, il ne doutait pas que le costume avait été sciemment choisi trop serré pour affiner son propriétaire. Hypocrites valeurs victoriennes. L'inspecteur répondit d'un ton monocorde :

"Je ne pouvais pas rester dans l'ombre toute ma vie."

Le rire tonitruant de l'aristocrate fusa tandis qu'il ignora la mauvaise volonté de son invité en buvant lui même le verre tantôt offert.

« Vous avez bien raison. Moi-même, je pense que l'intégration doit passer par... »

Julius ne savait se passionner pour ce genre de discours sur la place des gens au milieu de cette société. Il écouta d'une oreille le laïus de l'Arlequin dans le cas miraculeux où cela concernerait son affaire. Malgré ses efforts, les mots de son interlocuteur se transformèrent lentement en une suite de sons indiscernables et aigus. MacPharlain aurait vendu son âme pour retrouver le calme qu'il avait perdu avec l'arrivée de cet homme, difficile d'entendre autre chose que sa longue logorrhée. Ce n'est pas comme s'il pouvait mettre cet homme au courant de l'affaire qui l'amenait, sans doute se mettrait-il à crier trop heureux d'attirer l'attention des badauds avec de morbides questions. Il se contenta de subir son compagnon improvisé. Lentement, la musique qu'il avait entendue plus tôt revint vibrer dans ses oreilles. Il fronça les sourcils, ce son d'harmonica, cela devenait vraiment étrange. Cela allait en augmentant. Il se retint au mur, elle s'immisçait dans son esprit jusqu'à provoquer une douleur sourde. Le mal de tête qu'il avait ressenti le premier soir, vif et terrible, était également de la partie. Des mots et des paroles s'emmêlaient étrangement à la musique. Des voix qu'ils ne reconnaissaient pas. Il avait si mal que son équilibre devint de plus en plus précaire. L'Arlequin à côté vint le soutenir.

"Hola ! Tout va bien, MacPharlain ?"

L'inspecteur ne pu rien répondre, il se tenait toujours la tête en maugréant : "Sullivan, sa musique qui... Bon Dieu..."

Il fallut à MacPharlain de longue minutes pour se sentir mieux. Même assis, la musique et les voix continuaient. Son hôte était partit chercher un docteur, mais il n'eut pas le temps de le ramener, un homme entra dans la pièce principale en hurlant.

"UN MORT ! UN MORT !"

La musique mentale s'arrêta brusquement, libérant Julius de sa souffrance. L'inspecteur se mit à courir à contresens du mouvement de panique, vers la source du trouble. Il était particulièrement difficile de se dégager un chemin. Des robes furent déchirées, le crissement du tissu et les hurlements se fondaient dans un tourbillon de panique. La panique même que Julius aurait voulu éviter. A droite, on éventait et on proposait des sels à une femme qui s'était évanouie, à gauche, les valets tentaient de récupérer les affaires oubliées par les fuyards. L'inspecteur n'eut aucun remord à se dégager un chemin à coups d'épaule. En soie ou en satin, les hommes restes des bêtes folles et craintives. Une fois la salle principale traversée, il s'enfonça sans réfléchir dans un dédale de couloir. Sullivan apparut totalement détrempé au coin de l'un d'eux et fit signe à MacPharlain de le suivre. Après quelques secondes de course anarchique, ils arrivèrent près d'une pièce dédiée aux serviteurs, non loin de la cuisine. Une bonne était dans adossée près de la porte tandis qu'un des serveurs de la fête lui tenait le bras, tout deux en état de choc. L'inspecteur et son partenaire y entrèrent, le premier regard fut pour le corps sur le sol, le second pour la porte ouverte qui donnait sur l'extérieur.

"Évidemment", siffla Julius tandis que Felix se précipitait dehors.

L'inspecteur se dirigea vers la dépouille sanguinolente. Il fit un mouvement derrière lui sans se retourner, montrant au hasard l'un des pauvres témoins tétanisés.

"Que quelque prévienne Scotland Yard ! Trouvez une patrouille !"

Il se pencha sur le mort, regardant sans émotion le large trou qui prenait place dans le côté gauche de son torse. Difficile de voir où était le problème dans l'amoncellement de chairs découpées, surtout pour lui qui avait de piètres notions d'anatomie. Dans ce cas le besoin était frivole, il était certain qu'il manquerait le coeur. Et que celui-ci était dans le morceau de tissu poisseux que ramenait Sullivan. Le jeune borgne le jeta par terre avec un air un peu dégoûté. Il ajouta :

"Il ne voulait pas garder son trophée..."

Julius n'attendit pas l'arrivée des autres pour commencer à fouiller les poches du cadavre, cherchant son identité. C'était un homme dans la quarantaine, le visage flasque et bien rasé. Ses vêtements dénotaient une certaine fortune. Toujours le même type de victime. Au moins, Jack l'éventreur et ses prostitués concernaient des classes sociales plus facile à gérer. Il trouva divers papiers de gage, des bijoux, une montre et de l'argent. Rien n'avait été volé. Il ouvrit la montre pour voir si elle fonctionnait encore. A l'intérieur était gravé : "Je t'aime, Élise." Le tic-tac des aiguilles lui confirma que la mécanique tournait encore, l'objet était alors inutile pour savoir l'heure du crime.

"Sans doute le nom de sa femme", fit Felix qui s'était glissé derrière l'inspecteur. Julius sursauta légèrement, peu habitué à ce que Kosh s'approche des cadavres. Il jeta alors la montre dans les mains du jeune borgne.

"Puisque vous semblez tellement motivé, Sullivan, restez donc ici à attendre que les autres n'arrivent. Je vous retrouve demain dans mon bureau.
- Vous partez ?!
- Il est trop tard pour faire quoique ce soit d'autre. Je vais interroger le maître de cérémonie de cette fête et je rentre. Soyez là aux premières heures et passez une excellente nuit."

Le sarcasme de la dernière phrase ne manqua pas de frapper le jeune borgne qui se gratta la tête en regardant le vieil homme contrarié sortir, non sans manquer de bousculer les personnes amassées devant la porte. Le borgne soupira et se pencha vers le cadavre, il regarda les yeux un long moment avant de fermer les paupières avec deux doigts.

"L'amour est un dangereux philtre, mh ?"

La folie des ImmortelsWhere stories live. Discover now