Une rencontre

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Les différentes salles du 4, Whitehall Place avaient été vidées ces dernières semaines. De larges caisses parsemaient encore le bâtiment endormi en cette soirée, attendant d'être remplies par les retardataires. The Great Scotland Yard déménageait vers un plus grand bâtiment, plus fonctionnel pour la Metropolitan Police. Parmi ces retardataires se trouvait Julius MacPharlain. Il regardait pensivement par la fenêtre tandis qu'une lampe à pétrole permettait à une flamme mourante de projeter une lumière jaune et incertaine sur les murs.
Julius était un homme de stature solide, aux épaules carrées et d'une taille respectable. Les années avaient marqué son visage carré à la mâchoire prognathe. Du haut de ses 55 ans, il était l'un des inspecteurs les plus vieux des lieux. Ce bâtiment l'avait accueilli trente-cinq ans durant. De longues années où son bureau avait été comme sa première demeure, bien plus que son propre foyer. Ses enfants avaient grandis loin de son regard clair. Aujourd'hui, son antre familial n'était qu'un feu éteint, sa femme décédée et sa progéniture partie aux quatre vents. Il ne voulait pas retrouver ces fenêtres éteintes et ce lit froid. Il traînait donc, attendant l'impossible ou l'improbable pour ne pas quitter le bâtiment qui avait été finalement débarrassé du canapé où il faisait d'ordinaire ses nuits.

Un mouvement à l'extérieur, quelqu'un semblait vouloir répondre à ses attentes. Il passa une main sur sa barbe poivre et sel, ses yeux d'un bleu délavé suivirent une silhouette se dirigeant vers le bâtiment. Il était bien tard pour venir dans cet ancien lieu. Il desserra la vis de sa lampe, la flamme s'étira contre la cheminée de verre pour se stabiliser. L'étranger se tourna vers sa fenêtre et lever une main pour le saluer. Après avoir haussé un sourcil, intrigué, il décida de s'asseoir derrière son bureau pour attendre l'intrus.
En quelques instants, l'inconnu atteignit l'étage, la seule pièce allumée était obligatoirement sa destination. Les deux policiers de garde avaient dû le laisser passer sans encombre, c'était donc quelque chose d'officiel.

Julius examina d'un regard inquisiteur le nouvel arrivant, c'était un jeune homme qui devait tout juste finir son adolescence, il lui donnait dans les dix-sept ans. Des cheveux raides et bruns tombaient devant son visage, trempés. Le visage de cet enfant aurait pu être banal, à peine plus mémorable qu'un autre, si un masque de cuir brun n'en couvrait pas la partie gauche. Marque de naissance ? Brûlure ? Blessure, malformation ? D'où pouvait sortir ce genre d'énergumène ? Son masque lui donnait l'air d'une créature tout droit sortie d'un mauvais conte. L'inspecteur eut du mal à refréner la grimace gênée qui pointait au coin de ses lèvres. A qui avait-il affaire ? Le jeune homme, pour sa part, s'ébroua et resta silencieux. L'air neutre, il semblait également examiner MacPharlain. Le silence se poursuivit quelques secondes avant que l'étranger ne prenne la parole :

"Je suis Felix Sullivan."

Le vieil inspecteur se redressa pour s'appuyer sur le dossier de sa chaise. Il attendit plus de précisions, mais le dénommé Sullivan n'ajouta rien d'autre. Il se contenta de dire avec circonspection :

"Hé bien... Ravi de faire votre connaissance, Sullivan."

Le jeune homme eut brusquement un sourire heureux.

"Moi de même, Sir MacPharlain !"

Felix prit une chaise qu'il installa devant le bureau. Il en profita pour poser la cape de laine qu'il dégouttai au sol sur un fauteuil, un des rares meubles ayant survécu au déménagement en cours. Il portait un costume légèrement trop grand pour lui et qui avait dû être à la mode une décennie auparavant, néanmoins bien entretenu. Julius nota mentalement qu'il devait venir d'une famille anciennement bourgeoise, ou bien était-ce là les rares vêtements décents que sa famille ait pu lui proposer ?

"Que puis-je pour vous, jeune homme ?"

Un rictus tira le coin de la bouche du nouvel arrivant. De la douleur peut être. L'habitué du Great Scotland Yard tiqua, ce genre de réflexe pointait la piste de la blessure ou la brûlure. Felix ouvrit un sac qu'il avait caché sous la cape et tendit un dossier. MacPharlain fronça les sourcils en lisant le contenu. On lui confiait l'affaire des arrache-coeurs, la dernière vague de meurtres en série qui balayait la capitale anglaise. Il avait eut quelques brides de cette affaire dont les informations avaient été gardée secrètes par les personnes en charge. Les meurtres avaient été tenus loin de l'appétit des journalistes, ils étaient souvent commis dans l'intimité de boudoirs bourgeois qui n'avaient aucun intérêt à ce que la nouvelle se répande. Malheureusement, il ne faudrait qu'une victime ou deux de plus pour que les disparitions ne paraissent dans la presse à scandale qui regardait déjà de ce côté. C'était le moment charnière, sinon critique. Il savait que cette affaire allait finir entre ses mains, il avait d'ailleurs déjà commencé à réfléchir à une manière d'agir. Les meurtres étaient terribles, paraissait-il, les victimes avaient le torse perforés et le coeur manquant. La récolte d'organes humain par le crime devenait un soucis à Londres, songea placidement Julius. C'est à croire que chacun y allait à sa manière. Au fond de son âme de vieux loup, il sentait le fourneau se remplir de charbons ardents. Ces voeux d'obligation pour échapper à la maussade perspective de sa maison froide avaient été entendus. Il posa le dossier et regarda de nouveau Sullivan qui continuait à sourire de manière presque dérangeante. Il semblait si heureux, cela en devenait indécent. Était-ce un moyen d'atténuer la douleur de ce qui se cachait sous le cuir ? Définitivement une brûlure. Il restait là ? Il n'était pas un simple messager ?

La folie des ImmortelsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant