Le dernier chant de Mebd : I

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Lathelennil n'eut pas le loisir de s'apitoyer sur le terrible sort de son frère. De toute façon, c'était un dorśari : né et élevé sur les champs de bataille, accoutumé aux flots de sang et se repaissant de souffrance, il n'était pas du genre à flancher devant la vision d'un corps torturé, d'autant plus qu'il possédait toujours le cristal-cœur d'Uriel.

Du reste, c'était bien la fin d'une ère. La superbe salle principale du Ráith Mebd fut bientôt envahie par des hordes de contaminés. La première chose que nous remarquâmes, ce fut les arbres qui noircirent et flétrirent, se recroquevillant sur eux-mêmes à mesure de l'avancée de la souillure de l'Envers. Les splendides murs de marbre furent gagnés par un crépi noir, qui les rongeait comme des flammes. Des hurlements d'outre-tombe – celui des Desséchés – vrillaient nos oreilles, paralysant la plupart des ældiens encore debout. Les yeux des petits sortant littéralement de leur tête, je les fis monter rapidement dans mon sac, que je refermais sur eux. Isolda eut l'idée de boucher les oreilles de Naradryan avec un bout de tissu déchiré de son shynawil.

Ce qui me parut le plus frappant, lors de cet Armageddon, c'est le silence terrifiant dans lequel il se déroula. Autour de nous, où que nous posions les yeux, les ældiens tombaient comme des mouches, écrasés par des colonnes de plusieurs centaines de mètres de haut, soufflés dans l'espace par une brèche dans la coque, ou – comme cela arrivait désormais – éventrés par des créatures démoniaques sorties des cauchemars les plus noirs d'un dorśari sous acides. Mais tout cela, souffrir et mourir, ils le faisaient en silence.

Voir toutes ces belles personnes dans leurs vêtements lumineux tomber les unes après les autres me paraissait déjà suffisamment horrible. Pour moi qui étais née dans une société grise et noire, le monde haut en couleur des ældiens était d'une telle magnificence que cela me paraissait le pire des crimes que de le détruire. Surtout ce vaisseau superbe peuplé de gens innocents. Mais lorsque je vis les yeux révulsés d'Isolda, et que, me tournant vers elle, je lui demandais ce qu'elle avait, la réponse acheva de me désespérer.

— Leurs âmes..., murmura-t-elle. Elles disparaissent. Toutes !

— Ils ne portent pas leur cristal, remarqua Śimrod d'une voix basse. Ces malheureux ne s'attendaient pas à cette attaque.

Je sentis soudain qu'on me passait quelque chose autour du cou. C'était Ren, qui venait de me mettre une gemme d'un bleu lumineux et transparent.

— Ne l'enlève pas, murmura-t-il. Si tu es tuée... Tes compagnons la prendront. Tu feras la même chose pour eux, lorsqu'ils tomberont.

Je hochai la tête, émue qu'il se préoccupe ainsi de moi.

— Et toi ? lui demandais-je. As-tu une nouvelle sauvegarde, Ren ?

Il me regarda.

— Je n'en ai plus besoin, me répondit-il. De toute façon, le mal est déjà fait.

— Mais si ton cristal est perdu de nouveau ? glapis-je. Je ne parle même pas de la perte de mémoire, mais de ta réincarnation. Lathelennil m'a tout expliqué sur le rôle réel de ces cristaux !

J'avais en effet compris, grâce aux explications simples et directes du dorśari, la véritable fonction de ces cristaux. Les ældiens ne les portaient pas comme un riche citoyen, un colon ou un légionnaire porte une capsule ISB-4, mais plutôt comme les fidèles des anciennes religions portaient leurs colifichets. Ils les portaient pour se protéger de la damnation, pour s'assurer qu'après leur mort, leur essence ne soit pas absorbée dans le néant pour toujours. Ces pierres étaient leur seule garantie de réincarnation.

— J'ai pris le masque de l'Étranger pour délivrer mon père de ce fardeau, asséna alors Ren. Pour cette raison, je n'ai pas besoin de cristal-cœur. Mais toi, et nos enfants également, vous êtes en danger. Vous ne pouvez pas rester en ma compagnie, sous peine de partager mon sombre destin. Nul ne le peut : cette Voie, je dois l'arpenter seul.

Astres gelés (Le Dit de Rika III)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant