Chapitre 19.

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J'ai épousé Harry le douze juillet mille-neuf-cent trente dans un phare au bout de la jetée. Il y avait cent millions d'étoiles pour nous prendre en témoin. L'océan, avec qui nous nous étions réconciliés, a fait jouer ses vagues pour faire l'orchestre. La Lune veillait avec douceur. Nous avions des alliances en or blanc trouvées dans une boîte à bijoux millénaire cachée dans l'ancienne coiffeuse de ma mère ; c'était des alliances qui étaient passées de génération en génération et qui désormais nous appartenaient. Nous portions des costumes princiers, nous avions mis des couronnes, et Harry avait la beauté douce et insolente de son adolescence. Il n'avait pas beaucoup vieilli, et ses yeux verts surtout brillaient toujours avec la même force. Nous avions trente-deux ans, et nous aurions bien voulu pouvoir nous marier dans une église plutôt que dans un phare, mais ça n'avait pas grande importance.

Je ne voyais plus de fantômes depuis longtemps, mais lorsque je suis sorti du phare en lui tenant la main, j'ai senti qu'ils étaient là. Les cent mille soldats de l'Oise. Mon père. Mon frère. Ils veillaient sur nous avec toute leur âme apaisée, et ils nous accompagnaient en marchant à la traîne. Nous avons reproduit le chemin que nous avions emprunté pendant des années, de la mer jusqu'au petit chemin de graviers, et nous sommes entrés dans mon jardin. Il n'y aurait jamais de descendance. Jamais d'enfant avec ses boucles brunes et mes yeux bleus pour courir entre les cabanes des oiseaux, faire tinter les carillons, jouer sous l'arche que nous avions construite. Pour toujours il y aurait ici du silence et du calme ; sans cri de joie, sans rire, sans course poursuite dans les hautes herbes ni bataille de neige en hiver. Ça, on le regrettait un peu. On aurait bien voulu qu'ici naisse un enfant que l'on aurait couvé d'amour, un enfant né de la mer et des étoiles, au creux d'une vague comme son père avant lui.

Pendant des années et des années, tant que la vie a bien voulu de nous, on a vécu à l'écart du monde. Nous avons vu des hivers et des étés, beaucoup d'automne et de printemps, dans la tranquillité de l'abri que nous avions construit. On ne descendait jamais à Saint-Malo intra-muros ensemble. C'était presque toujours moi – j'allais faire des courses, vendre les récoltes, emprunter des livres à la bibliothèque, et je remontais à la maison le panier chargé de trésors qui nous permettaient de tenir jusqu'à la prochaine sortie en ville. Nous avons observé l'empreinte du temps se creuser un sillage à l'intérieur de nos vies, et ce n'était pas toujours beau. Madame Dent-de-lion s'est éteinte un jeudi d'avril, et tous les enfants du village ont pleuré sa mort et les pissenlits fanés qu'elle laissait derrière elle. Le concierge de l'église, qui était le seul à connaître le secret d'un baiser échangé, est mort dans son sommeil à l'âge de soixante-dix ans. Il n'avait jamais parlé de nous. Lui qui avait assisté à tous les enterrements du village n'avait personne au sien ; et comme il n'avait plus de famille, nous avons financé dans l'anonymat un emplacement au cimetière pour qu'il puisse avoir une tombe avec son nom gravé sur le marbre. Ainsi, Monsieur George Petit ne sombrerait pas dans l'oubli. Il vivrait encore un peu.

Ma mère a envoyé des lettres depuis Paris. Trois en tout, que j'ai laissées sans réponses en me promettant de lui écrire plus tard sans ne jamais le faire. La première lettre était une simple carte postale dans laquelle elle me demandait des nouvelles de la ferme, des animaux, des gens du village, et de moi. La seconde, venue quelques semaines après, était une longue lettre d'excuse pour son abandon. La troisième est venue deux ans plus tard, depuis l'asile où elle admettait avoir été internée dès son arrivée à Paris pour se faire soigner de sa tristesse et de sa démence. Mais on ne savait pas soigner les dépressions à cette époque et ma mère est restée pendant des années en errance dans les couloirs de l'hôpital Sainte-Anne, jusqu'à ce qu'un jour, son médecin me fasse venir par courrier un avis de décès.

Il y avait de belles choses, aussi. Il ne pouvait pas y avoir que la mort. Un matin, Harry est sorti de la maison pour aller nourrir ses oiseaux, et il a trouvé un chien errant assis à l'entrée. Nous l'avions déjà repéré plusieurs fois sur le chemin ; cette fois, il avait osé avancer dans le jardin jusqu'au pied de porte. Il n'avait plus que la peau sur les os. Nous l'avons adopté et nous lui avons donné un nom – Papillon, car ça amusait Harry de donner à un chien le nom Papillon, et la raison était entièrement suffisante. Nous lui avons appris des tours. Assis, couché, tourne sur toi-même, saute – et des plus compliqués aussi : protège la maison, va chercher Harry à la mer quand il pleut trop fort, va récupérer le courrier dans la boîte aux lettres. Papillon était un chien terriblement intelligent, et nous l'aimions comme on aimerait un membre de sa famille.

Les belles choses, c'était aussi l'amour sous la pluie, une nuit étouffante de juillet où un orage avait éclaté. C'était les fruits gorgés de soleil que nous mangions à chaque cueillette ; c'était la rosée du matin après une nuit blanche à parler des secrets de l'univers. C'était les disputes, parce qu'elles n'étaient jamais graves et que l'amour triomphait à chaque fois. C'était les photographies qui ont rempli des albums, et les albums qui ont rempli les bibliothèques du salon. C'était les fêtes de village auxquelles nous avons assisté chaque année, milliers de danses loin l'un de l'autre en se regardant à travers la salle de bal, les yeux dans les yeux, sans ne jamais se toucher.

C'était Marie aussi, qui a épousé le garçon du bal avec qui elle a eu quatre filles aux cheveux aussi dorés que les siens. Elle est souvent passée à la maison, parfois pour nous les confier le temps d'une journée, d'autres fois pour simplement prendre le thé. Elle savait que nous vivions ensemble et n'a jamais posé aucune question ; et quelques fois, nous nous sommes demandé si elle ne partageait pas le secret avec nous. Je ne sais pas combien ils étaient, ceux du village, à fermer les yeux sur ce que nous étions ensemble. En ne disant rien, ils nous sauvaient. Nous leur devions nos plus belles années.

La mère d'Harry s'est mariée elle aussi. Elle n'a pas souffert de la malédiction des sirènes : jamais cet homme n'a levé la main sur elle comme l'avait fait son ancien mari, et ils ont quitté Saint-Malo pour aller vivre dans le sud de la France, au soleil, là où la mer est calme et aussi bleue que la couleur du ciel.

C'était beau de se voir vieillir. Et ça aurait été beau que l'histoire s'achève là, dans la plus jolie cité fortifiée de Bretagne, bien cachés à l'abri du monde.

 Et ça aurait été beau que l'histoire s'achève là, dans la plus jolie cité fortifiée de Bretagne, bien cachés à l'abri du monde

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Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant