Epilogue.

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Je n'ai pas aimé l'océan bleu et azur des côtes méditerranéennes. Je lui préfère la mer tempétueuse de Bretagne, même si parfois nous nous disputons l'amour du garçon né au creux d'une vague. Je préfère les nuages noirs du ciel qui pleure un peu tous les jours, et les forêts denses où l'on raconte qu'il s'y promène nymphes elfes et fées passé minuit.

Aujourd'hui, la guerre est finie. Hitler s'est suicidé dans son bunker, l'Allemagne n'aura jamais conquis le monde, même si des millions de gens qui ne voulaient que vivre ont été anéantis par la folie d'un peuple. Les Alliés nous ont libérés. De Marseille à Paris, de Toulon à Cherbourg, de Nantes à Orléans, on danse sur des ruines. Les gens s'embrassent sur les débris d'immeuble et de maison, là où les bombes ont rasé les villages, ils se tiennent la main, jouent de la trompette ou du violon en fête sur le cimetière des amours mortes, crient leur ode à la vie juste à côté de ceux qui pleurent et qu'on ne pourra jamais consoler. Il flotte dans l'air le parfum d'une liberté volée, arrachée puis reconquise des mains de l'Ennemi, nous avons renoué avec le ciel la terre le vent, nous avons repris le droit de vivre sans avoir peur, tout nous appartient, et nous reconstruirons un nouveau monde sur les ruines de l'ancien.

Moi je ne danse pas. Je ne chante pas. Je ne pourrais jamais chanter ni danser ni parler si je ne retrouve pas mon amour ; depuis qu'il m'a envoyé en zone libre je n'ai pas pu dire un seul mot, comme si l'on m'avait privé de la parole. Je suis arrivé chez sa mère muet un matin de juin, avec mon sac à dos, ma trouille au ventre, ma boussole déréglée, l'aiguille du nord pointant vers Saint-Malo puisque c'était là-bas que se trouvait mon repère. Je n'ai jamais retrouvé les mots. Je ne sais plus parler. Je ne peux que penser. Quand je le retrouverai je le sais, les mots reviendront naturellement, et mes quatre années de silence seront balayées d'un baiser.

Le trajet est long. J'ai dû prendre plusieurs trains différents, m'arrêter dans des villes pour continuer à pied ou en diligence, contourner des villages qui parfois n'étaient pas tout à fait libérées, ou bien passer en travers des lignes de chemin de fer trop abîmées pour que les trains puissent rouler. Ça fait dix jours que j'ai quitté le sud, et je n'ai eu aucune nouvelle de Saint-Malo. J'ai réussi à surmonter quatre années sans recevoir une seule lettre de lui à cause de la distance et du fossé entre les zones libres et les zones occupées, pourtant ces dix derniers jours depuis la libération m'ont paru plus long que ces quatre années. Parce que je ne sais rien de ce qui lui est arrivé. Je ne sais pas dans quel état sera mon village lorsque j'y remettrai les pieds, et je ne sais pas si mon amour sera encore en vie pour m'attendre, comme il me l'a promis lorsque l'on s'est quitté.

Alors pour tuer le temps, dans la dernière heure de voyage qu'il me reste à passer avant d'atteindre enfin Saint-Malo, j'imagine nos retrouvailles. Je fabrique en pensées le visage de mon aimé, je reconstruis ses traits, la couleur de ses yeux, la ride douce et timide qui plissait son front quand il riait. Je ne sais pas si l'on change beaucoup en quatre ans. Sûrement. Quatre ans de guerre doivent nous faire vieillir d'un seul coup, nous faire prendre dix ans ; me trouvera-t-il changé quand il reverra mon visage, m'aimera-t-il toujours autant, avec la même force que quand on s'est quitté. Me trouvera-t-il toujours aussi beau que le jour où il a pris ma main, caché dans un phare, vêtus d'une cape et d'une couronne princière. Je voudrais adopter un enfant avec lui. Un orphelin de guerre, il y en a des milliers. Peut-être un de ceux dont les parents seraient morts en camps de concentration, et il y aurait dans nos bras tant d'amour pour lui qu'il ne craindrait plus jamais la botte de l'officier. Dira-t-il oui pour un enfant avec moi. Nous vivrons cachés mais heureux dans les hauteurs de Saint-Malo, la maison sera intacte comme dans mon souvenir, nous la rendrons plus belle encore, nous aménagerons une chambre à l'étage. Celle qui servait de bureau. Notre maison sera le refuge des orphelins, il y aura de la place pour tous les enfants seuls et tristes de Saint-Malo.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Where stories live. Discover now