Chapitre 2.

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Soir trois.

J'ai passé plusieurs jours sans venir le voir, après ça. Peut-être parce que j'avais gardé l'image de lui pleurant sur la plage, seul et démuni, perdu au milieu des étoiles. Sa détresse m'a fait peur. Quelque part au fond de moi, j'essayais de me convaincre que la guerre n'avait pas fait tant de ravages, qu'elle était déjà oubliée ; c'était plus facile ainsi. En retournant le voir, je me mettais face à l'idée que la guerre n'était pas loin, et qu'il en faudrait plus que ça pour s'en relever. C'était une position inconfortable et c'est pour ça que sont passés seize jours et seize nuits sans qu'on ne se parle.

Il a continué à descendre le petits chemins de gravier tous les soirs vers dix-huit heures pour rejoindre la côte, et il empruntait le chemin inverse pour rentrer chez lui à minuit. La journée, personne ne savait vraiment ce qu'il fabriquait. Quand on passait devant sa maison, on voyait qu'il baissait les volets pour ne pas voir la lumière du monde ; quand on interrogeait sa mère, elle balayait la conversation d'un geste de main. Elle disait : Harry a toujours été un garçon solitaire. Harry n'a jamais aimé sortir. C'était faux bien sûr, parce qu'il m'avait parlé souvent de son désir de faire le tour du monde, à pied ou en navire, en train ou à cheval. Peu importe le moyen, un jour il verrait le soleil du Japon, la forêt Amazonienne, les terres brûlées d'Afrique, la côte Américaine où prospèrent tant de bons à rien qui deviennent riches comme Crésus. En disant ça, il passait toujours une étincelle joueuse dans son regard, et avec assurance il ajoutait que nous serions ensemble. « Car tu viendras avec moi bien sûr », il fanfaronnait doucement en passant une main sur mon épaule. « Louis, tu ne peux pas te passer de moi. »

J'ai rencontré Marie à la fin du mois de septembre, un jour où Harry est descendu voir la mer en pleurant. Des torrents de larmes dévalaient sur ses joues, on aurait cru qu'il allait se mettre à courir ; c'était comme si la mer l'appelait, comme s'il ne pouvait trouver de repos que dans ses bras. Il est passé devant ma maison avec urgence, la détresse dans l'âme, et ça a fait rire Marie qui habitait une maison bleue en ville et qui était la fille du prêtre. Elle était venue à sa place apporter à ma mère la pension mensuelle de l'église, car son père était cloué au lit et incapable de se déplacer ; mais c'était sur moi qu'elle était tombée dans le jardin, à labourer les champs.

« C'est ton voisin ? », elle a demandé, et j'ai senti mes muscles se tendre, ma mâchoire se carrer. L'envie brûlante d'éclater de colère, de lui dire de ne pas parler de lui ainsi – c'était vif et fort, vertigineux d'un instinct protecteur que je ne contrôlais pas très bien. Je n'aimais pas qu'on s'amuse de lui. Pourtant j'ai hoché la tête. Voisin, ça ne voulait rien dire, mais au fond qu'est-ce que j'aurais pu dire d'autre. Harry était un garçon qui n'appartenait à personne, aussi libre que le vent ; un garçon que même la Mort n'avait pas réussi à attraper. Je n'aurais pas pu l'appeler mon ami, même si j'étais de tous les gens du village celui qui l'avait sondé et approché de plus près.

« Il a un problème ? », elle a demandé encore, et j'ai attrapé sa main pour l'emmener ailleurs, loin du jardin, loin de la maison d'en face, loin de la mer. Loin de chez moi. Soudain j'avais besoin de ne plus parler d'Harry, de ne même plus y penser, dire son nom aurait relevé du supplice et j'ai balayé la discussion de la même façon que sa mère le faisait quand les gens du village lui parlaient de son fils. J'aurais voulu oublier jusqu'à son existence, parce qu'elle était trop douloureuse. On s'est échappé loin dans un champs, à la lisière de la forêt, et Marie m'a demandé de la toucher, doucement, d'une petite voix pleine de curiosité. Elle voulait savoir, comprendre ; elle disait que parfois, la nuit, elle aimait bien glisser ses doigts entre ses cuisses, mais elle aurait voulu que ce soit moi qui le fasse. Sa malédiction à elle était de porter le nom de la Vierge, et de toute la sainteté, quand en vérité elle ne voulait que de l'amour charnel. Elle était belle et je me souviens lui avoir dit, pendant que mes doigts exploraient pour la première fois l'intimité d'une femme. On est rentré chez nous à la nuit tombée, les joues rouges, les cheveux ébouriffés, nous n'avions pas fait tout à fait l'amour mais nous nous étions caressés comme les adolescents timides le font parfois, et j'avais les pensées pleines d'elle et de sa peau hâlée et chaude contre la mienne.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)जहाँ कहानियाँ रहती हैं। अभी खोजें