Chapitre 9.

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D'autres nuits sont passées. Avec elles venaient d'autres tempêtes, d'autres enfers, d'autres fantômes qui défilaient dans l'allée de graviers comme une parade macabre. Je gardais son coquillage sur moi tous les jours en travaillant au champ, dans le potager ou à l'étable, et je sentais à chaque fois sa chaleur irradier le tissu de mon pantalon de toile. Quelques jours seulement après la tempête, la neige s'est mise à tomber. Quelques flocons se sont timidement déposés sur la plaine tôt dans la matinée, et puis ça a été l'averse soudaine et brutale, la neige tombant en abondance, recouvrant le toit des maisons et le pelage des bêtes dehors surprises par la jolie poudre blanche et glacée. Les vaches et les moutons sont rentrés se blottir à l'intérieur de la grange, transis de froid, mélangés tous ensemble. Il n'y avait plus rien à récolter et l'herbe était devenue rigide, grisâtre, presque de la même couleur que la boue des tranchées. C'est à ça que ça me faisait penser, inévitablement. La neige me rappelait l'horreur, le froid qui transperce la peau, les dents qui claquent dans la nuit, les doigts qu'on ne sent plus, l'odeur des allumettes craquées pour se réchauffer dans le noir. Avant, quand j'étais petit, j'attendais la neige avec l'impatience furieuse des enfants ; maintenant, elle me replongeait dans mes heures les plus sombres.

Ce jour-là où la neige tombait, j'ai vu Harry sortir de chez lui. J'étais dehors, occupé à déblayer l'allée pour ne pas me retrouver coincé à l'intérieur de ma maison, la porte bloquée par deux mètres de neige, lorsqu'il a mis le nez dehors. C'était la première fois qu'il sortait la journée sous les coups de midi ; j'entendais le clocher de l'église sonner depuis le village en contrebas. Nos regards se sont croisés une seconde, mais il ne s'est pas approché. Il s'est simplement attelé à déblayer la propre porte de sa maison, en silence avec la même énergie que moi, une pelle à la main.

Harry n'avait pourtant jamais travaillé dans la terre ou la culture. Il était un garçon brillant et de bonne famille, fils d'une mère institutrice et d'un père docteur, élevé au milieu des livres, des globes terrestres, des atlas du monde et des télescopes. À l'école, il aimait se faire remarquer, désobéir ou manquer la classe, mais ce n'était que pour éviter les attouchements de notre professeur et pour déjouer l'autorité de son père. En réalité, il excellait d'intelligence et de sagesse. Je savais qu'il passait le plus clair de ses journées à s'évader dans ses revues ou dans ses romans, parce qu'il était déjà comme ça quand nous nous étions connus adolescents et que même une guerre ne peut pas nous enlever le goût de l'imaginaire. Il n'utilisait ses mains que pour écrire de la poésie, dessiner ou tourner les pages d'un livre, et c'était pour lui une fenêtre gigantesque sur le monde. Moi, à côté, j'étais au ras du sol, toujours les mains dans le terreau, les plantations, le foin et la culture – et les seuls livres qui m'intéressaient, c'était les bandes-dessinées dans la chambre abandonnée de mon grand-frère.

Pourtant, il était là. Il portait un manteau noir derrière lequel je distinguais deux bretelles et une chemise de lin, évidemment trop fine pour supporter le froid. Ses cheveux bouclaient et j'y distinguais quelques flocons de neige ; et bientôt, quand il s'est rendu compte que je passais plus de temps à l'observer qu'à déblayer mon allée, il s'est arrêté pour se redresser. Il a planté sa pelle dans la neige, et il a esquissé un sourire.

« Eh bien Louis, tu ne travailles plus ? »

C'était riche de sa part. Moi qui passais toutes mes journées ici comme un forcené, épuisé par le travail, terrifié de venir à manquer de culture pour passer l'hiver – mais il n'y avait pas de méchanceté dans ses mots, et je ne me suis pas vexé. C'était un jeu. C'était même une provocation.

« Depuis quand est-ce que tu déblayes la neige dehors ? », j'ai demandé plutôt que de répondre à sa question, mais c'était stupide. La réponse se trouvait dans la mort de son père. Il déblayait la neige dans l'allée parce qu'il était le seul homme de sa maison, comme j'étais le seul homme de la mienne ; il le faisait parce qu'il n'y avait personne d'autre pour le faire à sa place et que sa mère avait besoin de lui. Tout n'était qu'une question de survie. Ses lèvres se sont entrouvertes mais il n'a rien trouvé à répondre, et il a haussé les épaules, un peu désamorcé, à court de répartie. Je me suis senti stupide, évidemment. J'ai reporté mon attention sur la neige devant l'allée et j'ai recommencé à déblayer, chasser l'épaisse couche blanche qui se durcissait déjà trop vite à cause des températures négatives. Les minutes sont passées, longues, presque éternelles, et puis j'ai relevé les yeux vers lui à nouveau.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)जहाँ कहानियाँ रहती हैं। अभी खोजें