Chapitre 13.

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Depuis quelques jours déjà, j'avais commencé à tenir régulièrement un carnet pour ne pas perdre la tête. C'était un petit journal à la couverture cartonnée dans lequel j'inscrivais des idées – ça allait du comptage des poules et des vaches dans la ferme à des théories extravagantes sur ce qui venait après la mort –, et parfois même, je collais des photographies. Mon père m'avait laissé en héritage sa grande passion qui consistait à capturer la vie dans une petite boîte en ferraille (on appelait ça un folding anglais, comprenez là un appareil à soufflet), et puisqu'il n'était plus là, j'apprenais par moi-même à me servir de son appareil photo. Il était parti avant d'avoir pu m'expliquer comment ça fonctionnait. Au début, mes photographies étaient ratées, bien sûr. Ça ne ressemblait à rien. L'appareil était trop lourd dans mes mains, trop difficile à utiliser ; et pendant plusieurs semaines, je l'ai laissé sur la commode poussiéreuse de l'ancienne chambre de mes parents comme une relique sacrée. Mais j'y suis revenu bien sûr, car je m'ennuyais souvent et qu'il y avait quelque chose de terriblement beau dans l'idée de figer la vie dans une image. Je me suis familiarisé de jour en jour avec sa petite boîte en ferraille, et j'ai commencé à prendre des instantanés de la ferme, de la neige et des animaux.

Lorsque j'ai rejoint Harry sur la plage le lendemain, j'avais emmené l'appareil avec moi. Je voulais lui montrer. Il n'y avait que les riches familles qui en possédaient à l'époque – mon père n'étant pas bien riche de son vivant, il avait obtenu le sien par une connaissance, ce qui était un privilège. Je ne pouvais pas m'empêcher de me demander ce qu'il aurait pensé de moi en me voyant emmener son trésor sur la plage, là où les grains de sable pouvaient enrayer l'appareil en une bourrasque. En m'asseyant à côté d'Harry, j'ai senti que j'avais attisé sa curiosité. D'habitude, quand je le rejoignais, il m'était difficile d'obtenir quoique ce soit de lui avant au moins une heure ou deux. Il ne m'accordait pas un mot ni un regard et restait souvent plongé dans ses pensées à observer les étoiles et la Lune courir dans le ciel. Cette fois, il avait tourné la tête. Je ne lui ai pas montré tout de suite, par stratégie : d'abord, j'ai fait tourner l'objet entre mes mains sans rien dire, puis je l'ai placé pour prendre une photographie de la mer, mais je n'ai pas enclenché le mécanisme. Je voulais susciter le mystère, et comme Harry était de nature curieuse, ça n'a pas été difficile de le faire parler.

« Qu'est-ce que c'est ? », il a demandé doucement, mais je n'ai pas répondu. J'ai juste esquissé un sourire avant de commencer à m'amuser avec l'obturateur, en faisant semblant de savoir exactement ce que je faisais. D'un geste un peu frustré, Harry a essayé d'attraper l'appareil photo pour regarder de lui-même, mais je me suis reculé d'un mouvement vif. Il y avait de la surprise sur les traits de son visage. Il me faisait penser à l'adolescent qu'il avait un jour été, et à chaque fois que je retrouvais un morceau de lui, la vie était un peu plus douce.

« Tu ne peux pas toucher, c'est très important. Ça coûte très cher. C'est un folding. »

« Je veux voir. »

J'ai tendu l'appareil vers lui pour qu'il puisse regarder. Doucement, délicatement, Harry l'a attrapé ; il y mettait toute la précaution du monde comme on le ferait pour tenir du cristal, un diamant ou un lingot d'or. Il a fait tourner le folding entre ses mains très lentement avant de me le rendre, et quand j'ai pris une photo de lui et que le flash s'est enclenché, Harry avait le regard d'une biche surprise en pleine forêt.

« Je t'ai pris en photo. Maintenant, ton visage est là-dedans. » J'ai désigné la petite boîte avec mon index, là où se trouvait la pellicule qu'il faudrait développer. J'ai bien vu dans son regard que ça lui paraissait complètement abstrait. Je n'en menais pas large non plus : comment une scène pouvait-elle se figer dans le temps, c'était irréaliste. Comment un si petit appareil pouvait capturer les traits de visage d'Harry, la mer derrière lui, la plage, le souffle du vent dans ses cheveux bouclés. Nous venions d'immobiliser le temps et de l'enfermer tout entier à l'intérieur d'une petite boîte. C'était un pouvoir immense, beaucoup plus grand que nous.

Même les étoiles meurent en silence. (Larry.)Where stories live. Discover now