Seule une poignée de gens connaissent cet aspect de ma vie. Même ma sœur ignore sa couleur! J'en ai parlé à Sofia il y a quelques années, pendant une soirée organisée au Three-Piers. J'avais trop bu, et l'alcool me délie la langue, que je n'ai déjà pas dans la poche.

La situation actuelle en est d'ailleurs un très bon exemple.

— Non, ce n'est pas ça, Sofia... c'est plus compliqué que ça...

Misère. Je me sens mal d'avoir vexé mon amie. En général, j'évite de commenter les choix vestimentaires, même quand ça jure avec ma perception, pour des raisons évidentes — bref, personne ne voit cette couleur qui s'incruste dans ma tête à la simple mention d'une personne, ou à sa vue, du coup ça ne jure que pour moi. Cette fois, le contraste était trop frappant.

J'ai vécu une dysphorie, là, en la voyant. C'était violent, je le jure, sinon j'aurais tenu ma langue.

Heureusement, la teinte qu'elle a choisie est plutôt pâle.

Maintenant que le choc est passé, je reconnais que son choix fait ressortir ses yeux bruns, et les racines noires ajoutent de la profondeur à son look de rebelle. Sans oublier que la coupe, plus courte derrière que devant, complémente parfaitement sa personnalité excentrique. Avec le maquillage foncé qu'elle a appliqué sur sa bouche pulpeuse et ses paupières aux longs cils, le résultat est époustouflant.

En fait, ma meilleure amie est superbe, et je ne mérite pas sa clémence face à mon manque de filtre monumental. La couleur de sa chevelure ne change absolument rien à la fantastique personne devant moi.

Je soupire.

— Je m'excuse, So. T'es vraiment belle. Je me suis laissée emportée. Parfois c'est difficile de me souvenir que je suis la seule à percevoir les gens de cette façon.

Mes excuses semblent porter leurs fruits, car elle se détend et sourit.

— C'est bon, Jaja. J'ai peut-être fait exprès de choisir argent, avoue-t-elle avec une moue mutine en se laissant tomber sur sa chaise. Je me demandais si tu serais cohérente. C'est quoi, déjà, ma couleur?

Je ricane, soulagée qu'elle m'ait eue.

— Fuschia. Comme la fleur.

Mélanie prend place avec grâce à côté de Sofia et dépose ses affaires sur la table.

— Et, hum, Jaëlle, moi... je suis quelle couleur, dis? demande-t-elle d'une voix timide.

Je suis étonnée de constater qu'elle semble réellement curieuse. Il ne perce aucune moquerie dans sa voix, qu'une sincère interrogation. Prise de court, hésitante, je lance un regard à Sofia, qui hoche la tête de façon encourageante. Je repose mon attention sur l'amie de mon amie.

— Je ne sais pas, dis-je enfin.

— Tu ne sais vraiment pas, ou bien c'est parce que tu penses qu'elle n'aimera pas la réponse? demande Sofia.

C'est vrai que les gens n'aimeraient pas toujours mes réponses.

Certains hommes m'inspirent du rose, alors que cette couleur les horripile; certaines femmes inspirent la terre fraîchement retournée, qui n'est pas glamour, et d'autres personnes reflètent des couleurs étranges comme caca d'oie ou, au contraire, des nuances complexes difficiles à exposer autrement qu'avec un exemple nul, par exemple vert benne à ordures ou encore gris goéland.

Mélanie m'observe toujours, et je secoue la tête. Nous sommes dans le même cursus depuis trois ans, et elle n'a jamais provoqué aucune étincelle, aucune image colorée.

Le requin chartreuseحيث تعيش القصص. اكتشف الآن