Allez, debout monstre sans valeur !

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Je cours. Ma respiration est haletante. Leurs cris sauvages m'effraient mais ont au moins le mérite de me pousser à courir. Je ne peux pas crier, ni appeler à l'aide. Mes grandes enjambées m'épuisent deux fois plus que si je courais normalement. Mais il ne faut surtout pas que je trébuche dans cette nuit noire. J'entends et je ressens parfois mes dents claquer sous mes grands pas incontrôlés. Je n'ai plus regardé en arrière depuis un moment. Je sais qu'ils me poursuivent toujours. J'entends et je ressens leurs crinières claquer dans le vent, leurs crocs fendre l'air et leurs yeux me fixer. J'espérais disparaître à leurs yeux dans la nuit avec ma peau bleue foncée. Ces deux jeunes lions, maîtres du noir...

J'arrive à la lisière du bois, j'essaye d'y pénétrer le plus discrètement possible mais les feuilles se froissent. Le bruit de mes pas est un peu couvert par la mousse. Mais il fait sombre, je ne vois pas bien les branches. J'essaye de me guider... au son de ta voix. Mais tu n'es pas là. Les deux jeunes lions, maîtres du noir, sont sur mes pas. J'ai beau courir, je dois zigzaguer. Soudain un bruit sourd, un choc sec me fait tourner brusquement la tête. Une de mes cornes a heurté le bras d'un arbre. Je fais un faux pas, je trébuche, me ramasse. Dans la mousse humide et l'herbe froide.

Les deux sont sur moi, leurs cris m'effraient. L'un me rugit : "Allez debout monstre sans valeur !". L'autre s'approche de mon oreille pour me chuchoter en grognant : "Allez debout monstre de malheur !". Je cherche ta voix, mais tu n'es pas là...

Le soleil commence à se coucher. Le public afflue. Le petit chapiteau est plein ce soir. Pourquoi es-tu parti ? Je ne pourrai rien faire sans toi. Notre numéro doit se jouer ce soir, qui sera mon partenaire de chant ? De toute façon, personne ne peut te remplacer ! Pour la première fois depuis deux ans... Le trac me prend la gorge. La boule dans mon ventre me fait mal. Les excroissances écailleuses de mes bras se hérissent et mes poings se serrent à intervalle régulier. Comme des spasmes, manquant de m'écorcher les paumes avec mes griffes à chaque fois. Tu me rassurais toujours. Cette petite blague que tu me faisais à chaque fois avant de monter sur scène. Cette même blague que je trouvais lourde me manque. Tu prenais ma tête, regardais dans ma bouche et disais : "Un, deux, trois, quatre, cinq. Elles sont toutes là ! Tu vois, tu n'as pas de soucis à te faire, je viens de compter toutes tes langues et aucune ne manque à l'appel." Pourquoi es-tu parti ?

Cela ne fait que quelques heures mais tu me manques déjà. Tu me manqueras d'autant plus au moment de monter sur scène. Tu es la seule personne à avoir vu du bon en moi. Avec ma peau bleue foncée, les gens me prennent pour un cadavre vivant. Mes écailles et mes grandes griffes les effraient. Et à cause de mes cornes bleues, on m'a souvent comparé au diable. Tandis que mes cheveux violet-rose font naître un sentiment de malaise chez la plupart des gens tout comme ma langue sectionnée naturellement en cinq morceaux. Je ne me souviens plus comment j'ai atterri dans ce cirque. Je crois y avoir toujours vécu même si cela ne fait que quatre ans que je voyage de ville en ville pour exhiber mon apparence surnaturelle. Ce cirque est connu grâce à nous, ils portent même notre nom. Le cirque des monstres. Tous ces gens ne venaient que pour se faire peur en nous voyant. Il ne voyait que nos défauts étranges. Toi, tu as su trouver un potentiel en moi. Tu m'as fais découvrir que j'avais une voix de cristal. Que je savais chanter, que ça plaisait à beaucoup de gens. Ma langue me conférait un avantage unique, je pouvait produire plusieurs sons à la fois. Plusieurs voix. Depuis deux ans, je fais venir des gens grâce à ma voix et mon apparence. Le monstre qui chante. Mais je ne pouvais chanter toute seule. J'avais besoin de t'avoir à mes côtés, alors tu t'es mis à chanter, et nous avons formé un duo. Tu chantais peu, mais suffisamment pour que je ne parte pas en courant. Ce soir tu n'es pas là. Pourquoi es-tu parti ?

Le patron me dit que c'est l'heure, la tente est pleine et le public attend. Il me rappelle que je ne suis pas une star mais un monstre sans valeur et que je ne dois pas les faire attendre car eux valent bien plus que moi... Il ne change et ne changera jamais de discours. Il rajoute que Jordan remplacera mon partenaire car c'est le seul qui sache à peu près se débrouiller. Où es-tu ? Je ne peux pas chanter sans toi !

Petites histoires pour s'endormir...Where stories live. Discover now