L'oiseau

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"Clock, Clock, Clock, Clock, Clock..." C'est le son que produit ce petit oiseau gris en essayant de percer une noix. Cette scène animale semble mignonne à première vue. Pauvre petit oiseau... Il ne sait pas qu'il est en train de se casser le bec sur un caillou peint.

En même temps, n'importe qui pourrait s'y tromper. Les sculptures de mon second patient sont très réalistes. Je suis aide psychologue dans ce centre psychiatrique et je vais bientôt commencer ma tournée. Mon travail ici est plutôt simple. Je vais les voir un à un, leur parler un peu, puis écouter leurs histoires, tout ce qu'ils ont à me raconter. J'aime bien leurs histoires. C'est un peu comme être payé pour lire des livres.

"Clock, Clock, Clock, Clock, Clock..." Cet oiseau s'acharne toujours. Je me demande si on peut déclarer un cas de folie sur un animal. Tout de même, le pauvre.

Le couloir est plutôt sombre, et est sans bruit. Mes pas sonnent et résonnent d'une puissance terrifiante dans le silence ambiant. J'arrive enfin devant la porte. Je toque, attends un instant, et on me somme d'entrer. Ce que je fais.

La salle du patient n'est pas composée de murs blancs et d'un mobilier froid. Ce qu'il y a de bien dans cet hôpital c'est que toutes les personnes enfermées ici savent qu'elles le sont pour leurs bien, pour aller mieux. On laisse entièrement le choix aux internés pour la décoration.

Ainsi, j'entre dans une pièce aux murs recouverts de papier peint à motif à fleurs, qui à mon goût sont assez ignobles... Quelques cadres représentant des natures mortes sont accrochés.

Suite à l'habituel : "Asseyez-vous docteur, je vous en pris." Je prends une chaise en bois à bascule. Le patient est à ma diagonale, dans un petit fauteuil, face à son large bureau en bois lui aussi.

J'entame la discussion :

"Vous vous sentez bien aujourd'hui, Vincent ?

-Mieux que ce matin... me répondit-il, mollement, la tête dans sa main, avachi sur son plan de travail.

-Que s'est-il passé ?

-J'ai fait un cauchemar...

-Et il vous travaille l'esprit depuis ce matin ?

-Oui."

Son "oui" était presque un soupir, comme désintéressé par le sens de ce mot quand il le prononçait.

"Vous accepteriez de me le décrire ?

-Si vous y tenez... Mais avant il faut que vous sachiez que ce n'est pas la première fois que je fais ce rêve. Je l'ai déjà fait, avant, dehors... De ce fait il à légèrement changé."

Il mit son visage dans ses mains.

"Je me trouve dans une salle, ou non. Cette partie là est abstraite et immémorable. Tout ce dont je me souviens est cette porte que j'ouvre.

-L'avez vous déjà vue, cette porte ?

-Elle n'est pas importante. Elle lui arrive même de changer de texture ou de couleur selon le rêve. Après l'avoir ouverte, j'entre par cette porte et je vois un homme, debout, il tient une arme dans sa main.

-Son visage vous est-il familier ?

-Non, enfin je ne le sais... Je ne m'en souviens jamais.

-Quelle sorte d'arme tient-il ?

-Un revolver, un pistolet, une quelconque arme à feu, qu'importe ! C'est le concept qui est important, pas les détails."

Il marque une pause, il est toujours assis sur sa chaise mais le haut de son corps est désormais allongé sur son bureau. Heureusement qu'il utilise des stylos à billes, sinon je n'ose pas imaginer l'état de sa chemise. Vincent semble très fatigué. Je vais lui demander de continuer.

"Et ensu...

-Clock, Clock, Clock, Clock, Clock..."

Ce bruit me coupe la parole. L'oiseau acharné s'était déplacé juste devant la fenêtre entrouverte. Je le fixe. Il se décide enfin à lâcher son caillou peint pour tourner sa petite tête vers moi. Il me fixe, d'un regard innocent. Il saigne un peu... La goutte coule le long de son bec, reste un moment au bout, suspendue... Je ressens en moi une profonde envie d'abréger ses souffrances... Qu'il arrête ce bruit de torture insoutenable ! Qu'il arrête de me montrer sa face de piaf mutilé ! Qu'il ...

"Docteur ?"

Ce mot prononcé par Vincent me ramène brusquement à la réalité. Je remarque que ma respiration est devenue haletante, je tremble légèrement.

"Tout va bien ? me demande mon patient. Voulez-vous que je ferme la fenêtre ?

-Non, ça ira. J'ai eu une absence...

-Oui, j'ai vu ça. Vous marmonniez des mots tels que "stupide volatile" ou encore "Tombe, tombe, tombe, tombe, tombe".

-J'ai dit cela ?

-Cela fait plus de cinq minutes que vous êtes focalisé sur la fenêtre.

-Ah... excusez-moi. Continuez votre récit.

-Très bien ? Dans cette salle, il y a cet homme, mais pas seulement. Il n'y a que lui debout, à genou, je vois tous les membres proches de ma famille. Et puis, il y a mon animal de compagnie. L'homme me demande de choisir, mon animal ou ma famille. Je ne réponds pas, je m'approche, je lui prends son arme par je ne sais quel moyen et je le tue. D'un coup sec, d'une balle dans la tête.

-C'est vrai que cela doit être assez traumatisant...

-Ce n'est pas fini."

Il n'est plus allongé sur son bureau. Il a pris le temps de ranger ses feuilles de brouillon. Il continue :

"Je m'approche, ensuite, lentement des membres de ma famille. De chacun d'eux. Un à un, je les tue de la même manière. Lentement, inexorablement, un à un et aucun ne réagit.

"Et... votre animal de compagnie ?

-Disparu. Il n'est plus important. Ensuite, le rêve était différent à chaque fois. Mais le concept était toujours le même. Je commets des atrocités dans un rythme rapide et haletant, épuisant."

Il marque de nouveau une pause, met ses mains devant son visage puis reprend :

"Ensuite mon réveil sonne.

-C'est ainsi que le rêve se finit ?

-Avant oui, aujourd'hui non. L'histoire n'est pas finie, je me réveil donc, dans un autre rêve. Et ce rêve retrace une journée banale que j'ai eue étant collégien, vivant au quotidien ce qu'on appelle l'enfer social !"

Je sursaute à ce moment. Regard quitte mes feuilles pour revenir sur la fenêtre. L'oiseau est toujours là. La goutte de sang aussi, au bout de son bec. Elle n'est pas tombée, d'autres n'ont pas coulé, elle n'a pas grossi ni rétréci. L'oiseau, debout, ne bouge plus. Vraiment plus...

"Tout va bien docteur ?

-Non ! Quelque chose ne va pas !"

L'oiseau ne cligne plus des yeux. Plus du tout. Je le fixe, longtemps. Vincent ne bouge plus non plus. Je ne vois pas mon patient mais je sais qu'il ne bouge plus, puisqu'il n'existe pas ! Ce n'est que mon imagination, ce n'est que mon imagination !

L'oiseau ouvre brusquement le bec, la goutte vole en l'air, il crie. Un cri mortel, puissant, à réveiller un mort, sans vraiment de tonalité. Puis, mon réveil sonne.

Bien plus tard dans la journée. Le docteur vient me voir, un vrai cette fois. Il me demande une fois de plus comment je vais. Au lieu de lui dire l'éternel : "je vais bien" je lui sors :

"J'ai fait un rêve cette nuit...

-Et ?

-J'étais à votre place.

-Ah, bon ?

-Vous n'avez pas un boulot facile tous les jours hein ? ...»

Petites histoires pour s'endormir...Where stories live. Discover now