La voix venait de tout près, derrière l'une des portes à ma droite. Je m'en suis alors rapprochée, et l'ai délicatement ouverte.
J'ai coupé ma respiration et me suis retenue à l'encadrement pour ne pas tomber sous l'effet de surprise. Mais mes poumons ont très vite été à court d'air.
Je n'avais jamais vu une chose pareille avant ! C'était une tête de femme, que le temps avait ravagé, avec les cheveux bleus, dans une boule de cristal volante dans l'air. En dessous d'elle, il y avait une table ronde avec des bougies à moitié usées qui flottaient lentement à une dizaine de centimètres du sol, ce qui plissait la nappe dont elle était recouverte. Des cartes de tarot volaient dans toute la pièce en se déplaçant toujours de façon circulaire.
La boule, ou devrais plutôt l'appeler la femme, chantait de drôles de phrases, et elle ne semblait pas m'avoir vue. J'étais dans son " dos ", même si elle n'en avait pas vraiment.
"Esprits des fantômes,
Sur vos fiers destriers,
Escortez dans la nuit,
La belle fiancée..."
J'ai décidé de me décoller de la porte et de me rapprocher doucement d'elle. Mais, une chaise sortie de nulle part m'a foncé dessus par l'arrière, ce qui m'a forcé à m'asseoir contre mon gré. Elle s'est arrêtée brusquement devant la table. La femme toujours tournée a soudain prononcé :
— Avez-vous vraiment cru que moi, voyante, ne vous avais pas vu, sombre idiote ? C'est un drôle de comble, quand même, de penser cela.
Je n'en revenais pas, j'ai essayé de me relever, mais la chaise s'est brusquement envolée pour arriver au même niveau que la voyante, qui s'était tournée pour me faire face.
En regardant en bas, j'ai poussé un petit cri étouffé : je flottais au moins à deux mètres du sol. En observant le plafond au-dessus de moi, j'ai pu noter que celui-ci avait l'air de n'avoir pas de fin. Et plus les secondes passaient, plus nous montions.
— Mais qui êtes-vous, ai-je crié prise de panique, faîtes-moi descendre immédiatement !
— Je suis Mme. Leota très chère, m'a-t-elle répondu hautaine me fixant avec ses yeux bleus turquoise, voyante réputée pour avoir travaillé pour Henry Ravenswood. J'utilise mes pouvoirs télépathiques et spirituels pour vous faire voler dans l'air.
" Sans blague...", ai-je pensé, blasée. Je détestais la façon dont elle me regardait. Avec ses yeux perçants, et son expression sévère. Une question me traversait l'esprit :
— Si vous êtes bien Mme. Leota, où est le reste de votre corps ? Il me semble que vous étiez humaine non ? Je l'ai lu dans un livre retraçant les évènements passés de Thunder Mesa.
Elle a tournoyé sur elle même, illuminant ses cheveux bleus et m'a simplement répondu :
— C'est une très longue histoire à conter, chère mortelle... Une horrible histoire de secrets et de mensonges...
J'étais concentrée, en essayant d'oublier le fait que je flottais a plus de trois mètres de la terre ferme à présent.
— Racontez-moi. Peut-être que votre histoire pourra m'en faire apprendre plus au sujet des Ravenswood.
— Puisque vous y tenez tant, a-t-elle soupiré.
Les cartes se sont arrêtées soudainement de voler, pour toutes se réunir en une belle pile nette sur la table.
— J'étais jeune, belle, avec de beaux cheveux noirs et soyeux et une belle peau douce. Mais j'étais sotte, comme la plus part des filles à cette âge. Je venais juste d'arriver à Thunder Mesa, étant partie voyager un peu partout avec mes amis bohémiens. Ils avaient tous une particularité, sauf moi... Je ne savais ni chanter, ni danser, ni jouer de la guitare... Je n'étais douée en rien, et ma beauté était mon seul avantage. Nous passions nos journées dans notre carriole lorsque nous n'étions pas persécutés par les villageois qui nous appelaient " les voyageurs envahisseurs". Nous n'étions clairement pas désirés. Nous n'étions que de passage. D'ailleurs, nous nous apprêtions même à repartir, découvrir de nouveaux lieux, de nouveaux paysages, mais juste avant, j'avais prévu de profiter une dernière fois l'invraisemblable paysage de Thunder Mesa.
Leota a fait une pause, a fermé les yeux avant de reprendre.
— Oh que j'étais idiote ! Le manoir des Ravenswood m'attirait tout particulièrement. On disait de lui que ses jardins étaient somptueux, que ses intérieurs étaient d'une beauté sans égal, et que les gens qui y résidaient étaient nobles de sang et bon de cœur. Curieuse comme je l'étais, je me suis aventurée à pas de loup sur le chemin du manoir. J'ai passé la grille, et, ma surprise lorsque j'ai découvert que tout ce que l'on disait de la bâtisse était fondé ! Les jardins, les plantes, les couleurs... Un bonheur visuel, et l'intérieur... Il était impossible d'imaginer sa beauté tant que nous n'y étions pas entrés. Toutes mes espérances avaient été surpassées. C'était grandiose pour moi, qui ne vivait que dans une petite caravane. Bien-sûr, j'étais sans gêne. Entrer ainsi dans un lieu privé était tout à fait punissable. Cela ne se faisait pas.
Elle m'a foudroyé du regard lorsque j'ai acquiescé sa remarque. Après tout, cela ne se faisait même pas du tout !
— Un homme imposant et froid m'avait retrouvée à explorer les étagères de livres dans la bibliothèque, a-t-elle continué son récit. Il s'appelait Henry Ravenswood. Il m'a attrapé le menton avec deux doigts, et a rapproché son visage du mien. " La bohémienne, montre-moi ce que tu sais faire...", m'a-t-il ordonné. Surprise, car je m'attendais à ce qu'il me fasse arrêter pour intrusion, je n'ai pas su trop quoi faire, comme je l'avais déjà dit, je n'avais aucun talent particulier. Je sentais son souffle glacé sur mon visage, tout en lui était inquiétant. Je regardais autour de moi et j'ai vu un jeu de tarot posé sur l'une des petites tables rondes de la pièce. Je l'ai attrapé sans vraiment savoir à quoi je jouais, et j'ai placé les cartes en éventail entre mes mains. " Tirez " lui ai-je indiqué. Il en a pioché une, me l'a tendue et j'ai inventé un charabia lui promettant un avenir très prometteur. Il a souri et m'a emporté dans son bureau.
Encore une fois, elle a fermé les yeux puis a repris d'une voix sûre.
— Je vous passe les détails. Henry était un coureur de jupons et j'étais une proie facile. Il m'a promis en échange de ne pas me dénoncer au shérif pour ma petite excursion dans le manoir, alors que je n'y étais pas invitée. Il a prétendu m'embaucher en tant que voyante dans son manoir, mais je savais que c'était parce qu'il voulait de mes services dans le dos de sa femme. Femme dont j'avais jusque lors ignoré l'existence. Je l'avais rencontrée dans le couloir et l'avais confondue avec une simple servante. Nous en avons beaucoup rigolé. J'en ai beaucoup voulu à Henry de m'avoir caché cela. Mais c'était comme ça, et mon temps se résumait à apprendre le spiritisme le soir, tandis que le jour je "prédisais" l'avenir de mon patron, quand je ne passais pas dans son bureau. Mais un jour, alors que je devenais de plus en plus expérimentée dans la matière, j'ai eu une vraie vision. Je lisais mes cartes tranquillement, lorsque j'ai vu une scène se dérouler juste devant mes yeux. Des bribes du passé, des fragments du futur. Mélanie Ravenswood était en danger. Je l'ai retrouvée, en compagnie de son compagnon du moment, et je l'ai mise en garde. J'ai voulu m'enfuir, partir loin car je m'étais moi-même mise dans de beaux draps en alertant la jeune fille. Mais, cela ne lui avait pas plu, et il m'a étranglée, dans un coin reculé du manoir. Et lorsque les tragiques événements que j'avais prédit se sont passés, je suis revenu à la vie, dans cette boule de cristal, objet fétiche de la voyance. Ma beauté avait disparu, mes cheveux avaient changé de couleur, et mon je n'avais plus de corps. Seulement une tête, pour penser, pour prédire, pour entendre, voir et parler. Voilà ma triste histoire.
J'étais sidéré... Cette histoire était horrible. La pauvre avait vécu quelque chose de traumatisant.
Henry était un homme horrible. Comment pouvait-il coincer dans sa toile de pauvres filles qui ne lui avait rien demandé ? Et n'avait-il pas de pitié pour sa femme ? Ne l'aimait-il pas ?
— Je suis désolée pour vous, ai-je dit tout bêtement.
Un léger bruit m'a averti que nous étions atterries. Mes pieds pouvaient retoucher la terre ferme.
— Est-ce que vous me permettez que je vous prédise votre avenir, m'a proposé Leota.
J'étais hésitante... Mais pour ne pas la blesser et détendre l'atmosphère, j'ai dit oui. Elle a fait voler l'une de cartes en l'air. Le passé.
— Vous vous êtes interrogée sur l'avenir d'êtres chers, et vous vouliez trouver confort et paix.
Elle voulais sûrement parler de mon installation à Thunder Mesa. Une seconde carte a remplacé la première pour représenter le présent.
— Vous n'êtes pas dans votre état normal. Vous ne réagissez pas comme vous auriez l'habitude de le faire.
Et comment ! Avec ce maudit manoir qui me poussait à l'explorer, c'était sûr que je ne réagissait pas comme j'aurai pu le faire avant ! Une troisième carte s'est envolée, le dos devant mes yeux. Leota a louché un grand moment sur celle-ci, poussant de petites exclamations de temps en temps avant de crier :
— La prophétie était donc juste ! Vous êtes promise à de grandes choses Gwenda Robinson !
— Comment ça, ai-je dit en fronçant les sourcils. Savez-vous si je vais retrouver mes enfants ? D'ailleurs, pouvez vous voir s'ils vont bien ? J'espère que le Phantom ne leur a pas fait du mal.
Sans que je ne m'en aperçoive, une épaisse fumée bleutée m'avait entourée.
— Madame Leota ? Qu'est-ce que c'est que cette fumée ?
Elle m'a regardée et a tristement souri.
— Il est temps que vous sachiez, Gwenda.
La fumée est montée jusqu'à ma tête avant de me recouvrir entièrement. J'ai entendu Leota prononcer un dernier couplet avant le silence complet.
" Proche est la venue du descendant tant attendu,
Caché dans le secret dans une boîte de pierre,
Phantom Manor revivra et hanté ne sera plus,
Car le Phantom disparaîtra de la surface de la terre."