Phun a mis des plombes à me traîner dans la maison. (Je jure sur ma vie que j'ai vraiment essayé de résister, mais je n'ai franchement rien pu y faire comme il est plus costaud que je ne le suis). Maintenant, mon petit cul mort de trouille est confortablement installé sous quelque arbre de son jardin.
Phun me fixe, et on dirait qu'il y a dix millions de trucs dont il voudrait me parler mais qu'il ne sait pas par où commencer...
Personnellement, je ne suis pas extrêmement sûr de savoir si j'ai envie d'écouter ce qu'il a à me dire...
— Noh !
Il prononce enfin mon nom. Et j'ai bondi de ma chaise. Et maintenant, je fais quoi ? Je cours ? Je creuse ma tombe ? J'appelle les flics ? Je fais le signe de Batman ?
— Noh, s'il te plaît, écoute-moi.
Mais j'en ai vraiment pas envie !
Phun a son regard planté dans le mien. Il voit très clairement dans quel état tout cela me met, et laisse échapper un soupir.
— Je ne suis pas gay. J'ai déjà une petite amie. Une petite amie femelle. Tu la connais en plus. Aim.
Qu'est-ce qui ne va pas chez ce mec ? Pourquoi il répète des trucs en boucle comme ça ?
Cependant, ce qu'il dit est pas bête. Je me sens mieux maintenant.
Pour faire genre, j'acquiesce brièvement de la tête en guise de réponse. Car en réalité, je suis au courant qu'Aim est la petite amie de Phun. Elle a notre âge, mais elle n'est pas dans notre lycée. (En même temps, on voit mal comment elle aurait pu : nous sommes dans un lycée pour garçons). Aim est très belle, mais vraiment très belle : elle est belle même sans maquillage. Elle est toujours à la mode, comme toutes les filles de son standing. En somme, si elle est votre petite amie, il n'y a pas moyen qu'elle vous fasse honte. Surtout quand elle vient devant notre lycée : tout le monde la regarde en bavant.
Et tout le monde dit qu'Aim et Phun sont le couple parfait. Pour tout dire, je fais partie de ces gens-là. Ils ont vraiment l'air d'être faits l'un pour l'autre.
Aussi, je ne peux m'empêcher d'être curieux d'entendre ce que Phun va dire ensuite.
— Mais... Je voudrais que tu sortes avec moi, Noh.
Putain. J'en ai marre qu'il me dise ça !
— Très bien, Phun. Je n'ai pas changé d'avis par rapport à tout à l'heure. Je crois que je vais y aller, j'en ai assez entendu.
Je me lève d'un bond, prêt à partir. Je ne plaisante pas ! Je ne le comprends pas du tout. Pourquoi il est assis là à essayer de me convaincre qu'il n'est pas gay ? Il a même argumenté au sujet de sa petite amie. Mais juste après il me dit qu'il veut faire des choses pas très catho avec moi !
— Ma famille me force à sortir avec quelqu'un. Je n'ai pas vraiment la possibilité d'aller contre la volonté de mes parents. Seule ma petite sœur peut m'aider. Et elle m'a dit que si j'avais un petit ami, alors elle consentirait à me donner un coup de main.
Hein ? Quoi ? Il a parlé tellement vite pour dire tellement de choses que j'ai tellement rien compris à ce qu'il a baragouiné. Je sais juste qu'il mérite peut-être que j'écoute au moins ce qu'il a à me dire.
— C'était quoi, ça ? Articule, j'ai rien pigé.
— J'ai dit que ma famille me forçait à sortir avec quelqu'un.
Phun laisse échapper un énorme soupir avant de poursuivre. Pendant ce temps, je reviens m'asseoir près de lui.
— Et... ?
— Je ne peux pas m'opposer à ce que veulent mes parents. Tu sais tout à fait combien ils sont stricts, Noh.
En effet. Je me souviens encore de cette fête, il y a deux ans. J'avais vraiment dû me tenir à carreau : ne pas jurer, c'est pire que de se retenir de lâcher une caisse. Je veux dire, si tu lâches une caisse, les gens ne savent pas forcément que c'est toi (enfin je pense) ; mais si tu commences à jurer, c'est certain que tu te fais jarter de leur petit palace. Après la fête, je suis passé voir Ohm. Il m'a entendu me plaindre pendant au moins trois heures, il était quasiment devenu sourd.
— Mais je ne sais pas pourquoi, Pang a toujours le droit de faire comme elle l'entend.
Phun continue, et interrompt totalement le fil de mes pensées. Qu'est-ce qu'il a dit ? Ah oui, Pang, sa petite sœur. Je me souviens grossièrement d'elle. De mon souvenir, Pang peut être plutôt effrayante quand elle s'y met. Donc je ne suis pas si surpris que ça d'entendre que même les parents de Phun ont peur d'elle.
— Dons si elle m'aide en leur parlant, alors je n'aurai pas besoin de sortir avec la fille qu'ils ont choisie. Mais...
Je hausse les sourcils. Mais ? Mais quoi ! En cours de thaï, Madame Ping nous a appris que ce qui venait après « mais » était toujours l'idée principale. Et que les élèves devaient y faire attention durant les examens. Mais... maintenant je ne veux vraiment pas l'écouter. Est-ce que mon « idée principale » est suffisamment claire et concise ?
— Est-ce que je peux ne pas écouter ce qui va suivre ?
— Non, Noh ! Laisse-moi finir.
Il ne va pas me laisser tranquille !
Alors je me rassieds avec un visage dépité en attendant qu'il poursuive, déjà gagné par la crainte. Qu'est-ce que ces frissons le long de ma colonne vertébrale signifient ? Est-ce que je vais me faire dépuceler par Phun ?
— Eh bien... Pang est comme beaucoup de filles de nos jours, Noh. Elle passe son temps à lire des yaois. Je ne sais pas ce qu'il se passe dans sa tête. Elle en a acheté des tonnes, sa chambre en est remplie.
Cette conversation ne cesse de devenir de plus en plus flippante.
— Et du coup, elle m'a dit que si j'avais un petit ami, elle parlerait à mes parents pour moi. Et que si mon petit ami était mignon, elle redoublerait d'efforts.
Putain. J'ai l'impression que la dernière fois que j'ai cligné des yeux, c'était il y a une éternité. Je prie très fort dans ma tête. Je prie de devenir sourd pour deux ou trois minutes. Et je promets que je ramasserai les ordures tous les jours dans la ville pendant trois mois !
Mais rien. Aucun dieu ne m'a entendu.
— Et tu es... mignon...
Voilà ce que j'entends...
Eh bien putain ! Je suis désolé d'être né plus petit que toi. (En réalité, je ne suis pas particulièrement petit ou quoi que ce soit, et Phun n'est pas si grand que ça non plus. Mais quoi qu'il en soit... je suis plus petit que lui). Je suis aussi désolé d'être né dans une famille d'origine chinoise, et d'avoir un teint de porcelaine, et de ne jamais bronzer. Et d'avoir de beaux yeux. Et d'avoir des lèvres rosées. Mes amis se moquent souvent de moi en disant que je suis mignon. Mais je n'y avais jamais sérieusement pensé. Enfin, pas jusqu'à ce soir en tout cas, où je réalise que je suis vraiment...
... tombé en enfer !
On dirait qu'il peut lire dans mes pensées sans que je ne dise quoi que ce soit.
— Hé, Noh. Je suis désolé. Je ne voulais pas dire ça. Mais... ce n'est pas comme si je pouvais ramener quelqu'un comme Shane et dire à Pang qu'il est mon petit ami, si ?
En tout cas, on ne peut pas dire qu'il manque d'arguments. Voilà qu'il parle de Shane. Shane, c'est le plus grand sportif de notre lycée. Vous aurez probablement compris qu'il est immense.
— Et pourquoi ne pas demander à un des membres du Gang des Anges ?
Je fais référence à ces "folles" hystériques qui font fuir tous les mecs de notre lycée. Je suis certain que si Phun venait à leur demander, ils s'entretueraient pour avoir cet honneur.
— Pang n'aime pas ce genre de personnes, Noh. Elle apprécie les hommes gays, pas les folles trans.
Parce que moi je suis gay, peut-être ? J'ai vraiment envie de lui hurler ça à la gueule.
— Tu as aussi Oak, Dul, Vit. Ils sont petits et mignons. Ils sont même encore plus petits que moi ! Pourquoi tu ne leur demandes pas ?
J'essaie toujours de le faire changer d'avis. Phun semble totalement abattu. Il laisse échapper un autre soupir.
— Ils sont tout aussi hétéros que nous. Ils ne seraient jamais d'accord.
— Alors pourquoi moi ?
— Parce que... toi et moi avons chacun à y gagner.
Je me fige. Est-ce que c'est du chantage ? J'avais presque oublié que j'avais besoin de l'aide de Phun. Franchement, maintenant je le vois comme un gros sac de billets.
— Tu es d'accord ? On n'a pas besoin de faire semblant tout le temps, ce sera seulement devant Pang. Et tu auras l'argent pour ton club, je te le promets.
Putain ! Je vais vraiment accepter de perdre toute dignité pour 20 000 bahts en devenant la « femme » de Phun (sur le papier uniquement, hein) ?
Je le regarde sourire tandis que j'essaie de mettre de l'ordre dans mes pensées. Mais je suis interrompu par une petite voix fluette.
— Phun, qui c'est ?
* * *
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