Dans le Réseau quelque chose se rompt.
Le lien entre les Techs et la chose-monde s'effiloche. À présent que la matrice a été touchée, les sept enfants n'ont plus assez d'énergie pour tendre autant leurs esprits. Ils sentent brusquement à quel point vertigineux ils sont éloignés de leurs corps. La tension est forte à en hurler. Ils doivent redescendre tout de suite pour ne pas finir écartelés. Mais la chose les retient.
Si leurs esprits lâchent leurs corps, ils mourront. Seuls leurs esprits resteront, fantômes prisonniers de la créature-monde, jusqu'à ce qu'ils fassent partie d'elle. Ils tentent de se dégager. Ils étaient déjà à bout de force. La chose ne paraît même pas s'apercevoir de leurs efforts. Elle continue à réfléchir.
Peu à peu les Techs sombrent.
Faites-le.
L'ordre se grave dans leurs esprits. Puis la créature disparaît. S'efface. Ils ne s'en aperçoivent pas. Il n'y a plus rien autour d'eux. Ils n'ont plus d'unité, ni individuelle, ni collective. Tout est mêlé. Puis peu à peu ils regagnent leurs corps et leurs esprits se reconstituent dans l'enveloppe qui leur est propre.
De l'extérieur, les Techs paraissent dormir paisiblement. Ou être dans le coma.
Sanx a déjà vu 1 dans cet état après une blessure grave et c'est sans doute le plus inquiet de ne pas comprendre ce qui leur arrive. Il ne quitte pas des yeux le professeur Milley qui les examine soigneusement un par un. Sanx ne dit rien, pour ne pas déconcentrer le professeur. Mais il redoute le pire. Si les Techs se sont écroulés brusquement sans qu'il ne soit rien arrivé à leurs corps, ça veut dire que c'est leur esprit qui a été blessé, la mystérieuse source de leurs pouvoirs, quelque chose que les humains ne peuvent pas atteindre ni soigner. À moins de passer par un ordinateur ? Il y a encore trop de choses que le jeune homme ignore sur leur fonctionnement.
Le combat des humains a été bref, la victoire des alliés des Techs est indiscutable : seul Josh Malone est encore à terre, peinant à se remettre du bref passage à tabac. Les autres n'ont été que légèrement blessés. Et tous attendent anxieusement l'avis de Milley sur l'état des enfants. C'est pour eux qu'ils sont venus, qu'ils ont combattu ensemble. Edmund a été l'ennemi, le rival, le chef redouté, certains ne connaissaient même pas son existence. Ce n'est pas contre lui qu'ils se sont rassemblés malgré leurs différences. C'est pour les Techs. Les autres si proches. Si puissants et si fragiles.
« Il faut attendre, déclare le professeur Milley. Ils sont vivants et en bonne santé physique. Leur aura est intacte. Mais je n'ai aucun moyen de voir dans quel état est leur esprit tant qu'ils ne se réveillent pas.
— Et 7 ? demande Choy. Elle va bien ?
— Comme les autres. Elle n'a pas été... prise par cette chose. C'est tout ce que je peux dire.
— Et on va faire quoi ? dit Sanx. Quand ils se réveilleront, comment est-ce qu'on va les protéger de ce machin extraterrestre ? Ce truc les contrôle depuis des années ! Et comment on va sortir vivant de cette putain d'île, alors que dehors c'est la guerre et qu'on a buté le gars qui l'a organisée ?
— On saura quoi faire quand ils se réveilleront, j'imagine.
— Merde. »
Sanx se laisse tomber à terre près de 1. Le Tech est tombé de tout son long, tout comme les autres, et Sanx essaye de l'allonger plus confortablement. Ça ne change rien, bien sûr. Quoi qu'il puisse faire pour lui, c'est insuffisant. Pourquoi est-ce qu'il l'a suivi ? Il croyait pouvoir l'aider, expliquer à ce gamin trop naïf comment fonctionne le monde réel. Mais ça n'a servi à rien.
Mok est resté à l'écart, méfiant, attendant de voir qui est de son côté. À présent que l'agitation s'est calmée et qu'il a vu que personne ne tente de le désarmer ni même de lui crier dessus, il s'assoit à son tour auprès de 5. Les adultes l'ignorent, mais ils n'ont pas l'air de vouloir le laisser partir pour autant. Il préfère attendre que 5 se réveille plutôt que de s'enfuir.
Peu à peu, les autres rassemblent les Techs endormis, les installent du mieux qu'ils peuvent près de l'acteur presque inconscient et s'installent auprès d'eux pour attendre. Ils se relaient pour monter la garde, deux par deux, devant les soldats blessés. Ceux-ci ne paraissent plus très combatifs depuis que M. Edmund a rendu son dernier souffle. Hindgam aussi a du mal à y croire. Elle travaille pour lui depuis plus de douze ans, sous trois identités différentes. Elle l'a rarement rencontré en personne mais l'homme lui a toujours fait l'effet d'une araignée diabolique et télépathe, capable de deviner l'avenir et de toujours tirer les bonnes ficelles pour assembler plus de pouvoir. Et maintenant il est mort. Ça ressemble plutôt à une machination de plus, un tour de passe-passe comme il a toujours si bien su le faire.
Quoi qu'il en soit, elle a choisi son camp sans rien savoir de ce que l'avenir peut lui réserver, et il ne lui reste qu'à attendre avec les autres, HR, agent double et simples quidams, en se torturant pour savoir quelle a été la part du hasard dans tout ça, qu'est-ce qui a fait parti des plans de M. Edmund, et qu'est-ce qui vient de cette créature invisible qui infecte le Réseau mondial. C'est cette dernière question qui la terrifie le plus.
Les Techs reviennent à eux. Ils ont la migraine et sont si faibles qu'ils arrivent à peine à sentir la présence des autres, mais ils sont vivants et ont évité la folie. C'est déjà énorme.
Ils ont du mal à s'y retrouver au milieu des questions et des exclamations des humains qui saluent leur retour à la vie. Peu à peu leurs corps techs leur redonnent un peu d'énergie et ils reprennent des forces. C'est encore insuffisant pour comprendre. Les plus jeunes n'essayent même pas. Seuls 1 et 2 s'accrochent. On leur parle de mort. De quelqu'un de mort. Qui est mort ?
Lorsqu'enfin ils parviennent à comprendre que c'est Edmund, la nouvelle les laisse froids. Lui, un grand manipulateur, un redoutable chef de l'ombre ? Ce n'était qu'un humain croyant pouvoir utiliser quelque chose de si colossal qu'il n'arrivait même pas à comprendre ce que c'était. Pour établir un lien entre la Terre et la première intelligence extraterrestre découverte, eux, les Techs humains, seront bien plus efficaces. Ils vont établir le pont. Le lien. Ils doivent le faire, non ? Ou ils ont décidé de le faire ? Pour quelle raison ? Ça n'a pas d'importance. Ils le feront, c'est une évidence. Pour entendre la voix des étoiles. Pour que tous l'entendent.
« Mais c'est quoi qui vous parle là-dedans ? demande Sanx. Ce sont des extraterrestres ? Vous pouvez les comprendre ?
1 s'embrouille :
— Ce sont... ce... c'est compliqué... ce n'est pas...
— Ce n'est pas important, coupe 2. On doit sortir. On doit aller à l'A.S.A.G.N. et programmer un satellite. Et tout le Réseau pourra lui parler. Tous les humains. Vous comprendrez à ce moment-là.
— Et elle laissera 7 tranquille ? » demande Sanx.
Les Techs approuvent. Ils avaient presque oublié cet aspect du marché devant la force qui les anime. Ce n'est plus une discrète influence comme celle qui les a poussés à revenir sur l'île. C'est une volonté farouche, un courant puissant contre lequel il est impossible de lutter.
Ils sortiraient du laboratoire ainsi, sans se soucier des obstacles qui peuvent se dresser sur leur route, si Hindgam et Choy ne les avaient pas arrêtés : c'est toujours la guerre dehors. Et il y a tout un bataillon prêt à les accuser d'avoir assassiné leur précieux chef.
Les soldats de la SRAM ne sont pas des soldats. Ce sont des agents de sécurité professionnels, venant généralement de l'armée et ayant le droit, grâce aux lois particulières s'appliquant à la puissante société, de posséder et d'utiliser comme ils l'entendent des armes militaires. Ils ont peu de comptes à rendre à partir du moment où ils réussissent leurs missions. Et quand on leur oppose une résistance, ils ont tendance à réagir toujours de la même manière : en frappant deux fois plus fort.
Ça ne suffit pas face au talent tactique des guerriers de M. Edmund. La bataille semble perdue pour la SRAM. Une bonne raison pour lâcher des armes de destruction massive. Elles risquent de toucher les Techs, mais s'emparer des Techs est déjà un plan de la dernière chance, et pour le géant en pleine chute, le risque semble acceptable.