Partie 46 : défense

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3, 4 et 5

On ne devrait pas se laisser faire ! s'exclame 5. Sa colère pulse à travers leur lien mental. On n'a qu'à se battre !

On n'a pas à se battre déclare calmement 3. Les professeurs ne le voudraient pas. Ils ont le droit de donner leur avis. On va attendre qu'ils se calment et leur expliquer qu'ils se trompent. L'amie de 2 s'occupe de ça. Nous on se fait discrets et on évite de se faire repérer par l'armée et la SRAM.

Tout son discours n'est qu'une seule et unique pensée, à peine une pensée, une image représentant ce qu'ils ont à faire, une image dont toutes les conséquences sont positives, la voix de la sagesse. Une image que 4 et 5 ignorent royalement. Les conséquences, c'est loin. Ce qui les intéresse, c'est le présent.

Dès qu'elle a réalisé son erreur, 3 tente d'obliger son frère et sa sœur à lui obéir en utilisant toute son autorité et ils sont suffisamment perdus pour l'écouter. Mais elle sent la colère de 5 et le déchirant sentiment d'injustice de 4. Elle-même a du mal à supporter les voix appelant à leur destruction tout autour d'eux.

Ils sont en train d'approcher la grande estrade dressée devant les locaux de la SRAM. La foule est si dense qu'il leur serait impossible d'avancer davantage si les gens n'étaient pas aussi nombreux à porter des matériaux techs sur eux : 5 les repousse sans plus de violence que nécessaire mais assez fermement pour que trois enfants puissent se glisser jusqu'au premier rang.

Une fois en place, la vue n'est pas tellement plus agréable. Les unités spéciales ressemblent à des robots plantés là pour l'éternité, gardiens impitoyables de l'espace sacré de l'estrade. Ils portent tous un fusil à balles paralysantes et des grenades somnifères, outils légaux permettant de tenir en respect la foule malgré les dangers pour les civils désarmés. Leurs masques à gaz ont sans doute été conçus pour inspirer officiellement le respect et officieusement une saine terreur à tous les opposants politiques. Ils tiennent tous leurs armes de la même manière, au millimètre près.

Les trois Techs se disent amèrement que ce sont plutôt eux qui ressemblent à des monstres. Dans toute BD de superhéros qui se respecte, ils seraient la garde rapprochée du méchant. La réalité dépasse ici la fiction, en abandonnant au passage tout repère utilisable et cohérent. 5 ronge son frein en se promettant de rectifier ça avec toute la violence nécessaire.

Quelqu'un monte enfin sur l'estrade. Le bruissement de la foule s'accentue. Le Réseau s'active, les mégaphones et les écrans géants techs installés le long de la rue s'allument. Tout est prévu pour que personne ne perde une miette du spectacle. Pourtant la plupart des manifestants suivront ce qui se passe grâce aux chaînes d'informations publiques sur leurs portables, car la foule bloque les rues bien trop loin des écrans pour voir quoi que ce soit.

Les trois Techs n'ont pas besoin du Réseau pour voir la personne qui est montée sur l'estrade, seul face à la masse dans son costume impeccable. Des messages du gouvernement sont diffusés en boucle sur tout le Réseau mais l'expérience a prouvé que les annonces en direct ont plus d'impact sur l'opinion publique. L'idée étant que si les manifestants veulent attraper un responsable et le lyncher sur place, il n'est pas caché dans un studio d'enregistrement à l'épreuve des balles. À l'homme de convaincre.

Il est l'équivalent au B.A.G.N. d'Ambton d'Andrew Burther à celui de Nava : quelqu'un d'assez haut placé pour avoir des responsabilités importantes mais tout à fait remplaçable en cas d'échec. La politique officieuse du B.A.G.N. est d'en avoir un dans chaque agence importante. On les appelle les fusibles. Celui-ci est courageux mais pas suicidaire : il compte davantage sur la protection des agents spéciaux que sur la bonne volonté des citoyens laissés à sa charge.

« Citoyens de l'Alliance, écoutez-moi ! commence-t-il théâtralement. Je suis ici pour répondre à vos questions et apaiser votre colère ! Oui, votre colère est légitime puisqu'on vous a menti. Les membres responsables seront justement punis pour avoir trahi votre confiance. Mais ce n'est pas de ça que je suis venu vous parler. À présent que nous sommes face à cette situation, nous devons la regarder et décider, ensemble, ce que nous allons faire... »

La foule hurle. Elle sait très bien ce qu'elle va faire. L'homme du B.A.G.N. continue son discours comme un avocat faisant des effets de manches, il tente d'expliquer ce qu'il en est réellement, ou plutôt ce que lui-même a compris des informations que ses supérieurs ont jugé bon de transmettre au public, c'est-à-dire pas grand-chose. Les agents de sécurité repoussent les gens tentant de les escalader pour accéder à l'estrade, la pression est de plus en plus forte, de nombreuses personnes écrasées entre la foule et l'armure des gardiens gémissent de douleur mais les soldats ne bougent pas d'un centimètre. Ils se contentent, en frappant de la crosse de leurs fusils, de repousser en arrière les assaillants de plus en plus nombreux. Derrière eux une rangée surélevée d'agents spéciaux tirent sur les plus violents qui s'arc-boutent sous l'effet de la décharge paralysante. Certains sont piétinés. Ce qui n'empêche pas les autres de revenir encore et toujours à la charge.

5 peine de plus en plus à maintenir assez d'espace autour des trois enfants pour pouvoir simplement respirer. Soudain une brèche est percée dans la muraille humaine, la foule entre et se jette en rugissant sous l'œil des caméras. L'espace vide est rapidement comblé et les agents paralysent et entraînent les insurgés les uns après les autres, pas assez vite cependant : l'un d'eux a le temps de crier dans le micro enregistreur :

« Ne laissez pas ces monstres vous contrôler ! Ils n'ont pas le droit de prendre nos vies ! Non, lâchez... »

La fin de sa phrase se perd dans le néant lorsqu'il est touché à son tour. Son intervention a décuplé la colère de la foule qui se transforme en véritable émeute. L'envoyé du B.A.G.N. s'enfuit. Les écrans géants s'éteignent et toutes les caméras se braquent vers la masse enragée.

La haine appelle la haine et une haine d'enfant n'est pas moins explosive que les autres.

3 et 4 savent ce que leur petite sœur veut faire. Ils sentent les ondes de sa colère les atteindre depuis assez longtemps. Et eux aussi sont en colère. Sans réfléchir, sans se concerter, ils se prennent tous les trois par la main, 5 puise l'énergie tech de son frère et de sa sœur et d'un terrible coup mental repousse les agents spéciaux dont l'impressionnante armure est une armure entièrement tech. Puis ils s'avancent, tous les trois, touchant à peine le sol de l'estrade tech. 5 bloque les armes techs sans le moindre effort. Elle n'a jamais été aussi déterminée, aussi puissante. Elle rallume tous les écrans. Sauf que ce ne sont pas les images des caméras qu'ils reflètent, c'est elle, son moi tel qu'il apparaît dans le Réseau, un avatar à son image qui s'empare aussi des toutes les chaînes d'informations et des écrans contenus dans les armures des soldats et qui hurle :

« ASSEZ ! »

Cette image se déploie dans le Réseau et envahit tout ce qui est tech et ne dispose pas d'un système de codage à toute épreuve. Elle sature les routes et les ordinateurs, les vêtements et les visiophones, les écrans publicitaires et les journaux rechargeables, et les programmes qui n'ont aucun moyen de traiter les images et les sons saturent sous le poids de ces données, l'image et le cri qui l'accompagne, un cri de douleur et refus, la terrifiante colère d'une petite fille de huit ans.

« VOUS N'AVEZ PAS LE DROIT ! ON N'A JAMAIS RIEN DEMANDÉ ALORS LAISSEZ-NOUS TRANQUILLES ! »

5 lance son appel de toutes ses forces, jusqu'à s'évanouir d'avoir épuisé toute son énergie. 3 et 4 l'attrapent chacun par un bras et s'enfuient. Ils n'ont plus assez d'énergie tech pour se défendre mais ce n'est pas nécessaire : l'avatar de 5 continue à hurler sur tout le matériel de sécurité et personne n'arrive à faire le lien entre trois enfants qui s'enfuient et la saturation incompréhensible de tous les appareils techs.

Les Techs - Tome 1 : les secrets du LaboratoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant