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« Tu es sûr que tu saura le faire ? demande une nouvelle fois Ève Hindgam à 6.
Celui-ci ne se donne même plus la peine de répondre. Bien évidemment qu'il est sûr, certain, prêt à en mettre sa main à couper. Ces informations viennent de 1 et 2. Ils les ont stockées dans la pieuvre en attendant le meilleur moment pour en faire usage. Ils les ont adaptées pour qu'elles soient faciles à lire sur n'importe quelle machine tech et compréhensibles même par le dernier des crétins réticent envers les sciences. Pour lui, malgré son jeune âge, c'est aussi simple que d'empiler des cubes. Quant à répandre ces informations dans le Réseau tout entier, ça sera encore plus facile. Non, maintenant la seule chose qui lui manque, c'est le feu vert d'Ève, qui attend elle-même le feu vert d'Edmund, tout en se rongeant nerveusement les ongles et en lui posant mille fois les mêmes questions.
Bien sûr, l'idée d'enfin révéler au monde le secret de la fabrication de la matière tech a de quoi rendre n'importe qui nerveux. Pour sa part, 6 se sent assez indifférent à cette idée. Il sait que c'était important pour 2 et le fera donc, mais la peur et la colère provoquées par la disparition de sa sœur éclipsent toutes les autres émotions. Entre l'avenir de l'humanité et celui de 2, il n'a aucun mal à choisir ce qui lui paraît être le plus important.
S'il n'a pas peur de la SRAM, c'est aussi parce qu'il ne la connaît pas, alors que pour tous les humains utilisant la matière tech c'est une présence permanente. Depuis trente ans, la matière tech a pris place dans la vie de tout le monde et s'est accompagnée de la menace de la SRAM. Le tech était un petit miracle que chacun, passé la première méfiance, louait au quotidien. Un miracle qu'il ne fallait pas chercher à élucider. Quand quelqu'un tentait d'utiliser des objets techs "hors de leur fonction première", des membres de la SRAM venaient immédiatement récupérer l'objet en question, pour la sécurité de tous, parce que ces bricolages amateurs pouvaient se révéler très dangereux. Et l'auteur de la malversation repartait avec eux. C'était normal. Pourquoi aurait-il tenté de pirater un objet qu'on lui a vendu utile et parfait, s'il ne voulait pas voler du tech, violer son brevet ou pire, créer un explosif pour un acte terroriste ? On ne pouvait pas savoir. Ni reprocher à la SRAM d'enquêter en craignant le pire. C'était leur responsabilité. Beaucoup étaient d'ailleurs relâchés avec une simple tape sur les doigts. Mais pas tous. Et les gens avaient appris à se méfier de l'expression "hors de sa fonction première". Ça n'avait pas empêché la plupart d'entre eux de se jeter sur les objets techs.
La SRAM est un géant qui a envahi tous les aspects de la vie de tous les citoyens de l'Alliance. Ève Hindgam, qui a vu naître ce géant, s'apprête à donner le coup fatal qui le fera enfin tomber. Cette idée devrait la ravir. Au lieu de quoi elle est terrifiée. Et fascinée.
— Steven, tu en es bien...
6 l'interrompt brusquement :
— Je peux avoir du chocolat ?
— Là ? Maintenant ?
Oh oui, maintenant : le petit garçon est prêt à réclamer n'importe quoi pour qu'elle cesse de lui rabâcher son angoisse. Dans le laboratoire, les règles de ce qu'il pouvait avoir et quand il le pouvait étaient strictement définies et il avait rarement besoin de demander quoi que ce soit. À l'extérieur, les agents du B.A.G.N. et les experts chargés de l'examiner étaient tous assez effrayés par ses capacités et il y avait toujours quelqu'un prêt à courir pour satisfaire ses désirs, du moment qu'ils ne contrarient pas les ordres. Les sucreries, à la grande satisfaction de Steven, n'ont jamais contrarié les ordres de qui que ce soit. Pour calmer Hindgam, ou au moins l'envoyer stresser ailleurs, il s'appuie donc sur une technique qui a fait ses preuves. Pourtant l'attachée de presse paraît assez scandalisée :
— Dis donc, toi, il va falloir que tu apprennes un minimum de politesse ! Je ne suis pas ta bonne !
— J'ai pas été poli ?
— Je n'ai pas entendu de "s'il vous plait", mon bonhomme.
— S'il vous plait, est-ce que je peux avoir du chocolat ?
— C'est mieux. Je vais voir s'il y en a. »
Ève va dans sa cuisine avec l'impression tenace de vivre quelque chose de totalement surréaliste. L'Arme Ultime, chargée à bloc, n'est plus qu'à un millimètre (s'il y a des millimètres dans le Réseau) de tirer et d'abattre la SRAM toute-puissance, et réclame du chocolat. Et elle-même lui fait des leçons de politesse. Totalement dingue. Mais c'est sorti tout seul. Ève n'a jamais eu d'enfant et n'a jamais eu envie d'en avoir, mais elle est bien obligée d'admettre que celui-là fait ressortir chez elle quelques réflexes pseudo-maternels quand elle s'y attend le moins. Elle tente malgré tout de ne pas s'attacher. Difficile. Cet enfant n'est pas une poupée ni un enfant-roi pourri gâté, il est terriblement mûr et intelligent pour son âge et vaguement inquiétant. C'est pour ça qu'elle a envie de prendre soin de lui. Le prendre dans ses bras et lui assurer : tout va bien, petit gars, tu as encore le temps d'être un enfant, je suis là pour veiller sur toi !
Ce serait un gros mensonge. Elle ne peut peut-être pas lui trouver de chocolat chez elle puisqu'elle n'en achète jamais, mais elle peut au moins lui épargner de trahir l'affection qu'il n'a pas encore envie de lui accorder. Et elle peut lui trouver quelques bonbons. Elle le connaît assez pour savoir qu'en matière de sucre il n'est pas difficile.
Elle s'apprête à revenir au salon avec son butin quand enfin son téléphone sonne :
« Hindgam, sortez tout de suite avec le gosse !
— Quoi ? Mais...
— L'équipe d'Arboo a été infiltrée ! On a perdu le contact avec la moitié des gars ! La zone n'est plus sécurisée, sortez tout de suite ! Je répète, la zone n'est plus sécurisée !
— Par où ?
— Évacuation Alpha. Reprenez contact après. »
Hindgam n'est plus une femme de terrain depuis belle lurette. Elle infiltrait le milieu présidentiel et s'est trouvée par hasard dans la bonne position pour kidnapper un Tech, c'est tout. Pourtant ses vieux réflexes reviennent rapidement. Avec un parfait sang-froid, elle est prête à mettre en route les plans mille fois révisés. Les quelques membres de l'équipe de sécurité encore en place sont en train de tout faire pour lui laisser le temps de fuir. Impossible de savoir si ça sera suffisant. Elle ignore le nombre et la position de l'ennemi. Une seule chose est évidente : c'est la SRAM qui l'attaque. La SRAM est prête à détruire ces Techs qui étaient son trésor et constituent aujourd'hui une menace. Ils sont connus pour ne pas faire dans la dentelle lorsqu'ils ont une cible dans leur viseur. Un point faible lorsqu'ils affrontent une cible mieux préparée et plus intelligente qu'eux. Hindgam a bien l'intention d'être cette cible.
Steven collabore immédiatement lorsqu'elle lui demande de la suivre. Les recommandations de son frère étaient bien de ne surtout pas s'éloigner du fil du Réseau ou d'objets techs pour pouvoir se défendre, mais le petit garçon a vu la tension d'Hindgam et il a deviné que l'heure était grave. 1 n'est plus connecté pour lui dire quoi faire, 6 suit donc l'adulte. Ève met une arme de poing dans son holster et attrape un fusil, après quoi elle lui fait signe de venir jusqu'à la cave. Pas le moindre objet tech dans les environs. Mais le petit garçon n'a pas peur. 2 faisait confiance à cette femme.
Ève trouve ça très utile. Elle hésite à lui expliquer la situation : elle ne peut pas se permettre de perdre un temps précieux. Mais elle ne peut pas non plus se permettre qu'il ait trop peur quand les balles voleront de tous les côtés. Il faut qu'il soit prêt à la suivre jusqu'en enfer. Elle s'arrête, s'accroupit pour être à sa hauteur et lui met les mains sur les épaules, les yeux dans les yeux, pour bien graver la moindre de ses paroles dans l'esprit du petit garçon.
« Steven, écoute-moi bien.
— Oui.
— Il y a des gens qui nous attaquent.
— Comme les soldats au laboratoire ?
— Pire. Ce sont des amateurs qui sont venus au labo. Là, on nous envoie des tueurs, des vrais, des chiens enragés, des salopards de la SRAM. Pour leur échapper, on va devoir courir, on va peut-être traverser des choses dangereuses, ça va faire très peur, mais je te promets, je te JURE que rien de mal ne t'arrivera tant que tu feras tout ce que je dis. Je te le jure sur la tête de 2. Je lui ai promis de veiller sur toi. Pour que j'arrive à le faire, il faut que tu m'écoutes sans réfléchir. C'est promis ? »
Silence. La femme se demande si 6 a compris. Puis elle réalise qu'il prend le temps de peser le pour et le contre pour faire son choix. Lorsqu'il finit par promettre, c'est une gravité solennelle qui vaut tous les serments. Ils ont perdu du temps mais Hindgam est satisfaite : elle peut compter sur lui.
Ce qu'elle ne voit pas et qu'elle ne peut pas deviner, ce que les yeux verts de l'enfant masquent si bien, c'est que sa fureur s'est ranimée à l'idée qu'enfin l'ennemi est à sa portée. Elle ne lui a pas donné d'arme. Lorsqu'il sera devant cette fameuse SRAM, il a bien l'intention de s'en être procuré. Il veut tirer jusqu'à ce qu'enfin ils soient tous libérés de cette menace.