Une douche froide n'a pas réussi à pleinement calmer Icare. Il garde toujours en travers de la gorge la décision de son patron. Il pensait se construire une vie, une fois libre. Il ne penserait pas qu'on lui mettrait autant de bâtons dans les roues. Il essuie son corps avant de mette un boxer propre, et ne s'attarde pas plus dans la salle de bain. Il veut juste aller dormir et oublier cette journée.
Il pousse la porte de la chambre, et ses yeux tombent sur Lucile qui finit de préparer ses affaires pour le lendemain. Il détaille, dans une lumière tamisée, les longues jambes de cette dernière. Ses yeux remontent toujours plus, s'attardent sur ses fesses, ses hanches qui semblent l'appeler, sa poitrine, ses omoplates et son cou, dont il rêve désormais de couvrir de baisers. Il ne sait pas comment il a fait pour ne pas autant dévorer du regard le corps de Lucile pendant longtemps. Mais depuis quelques semaines, chaque fois qu'il découvre la moindre courbe de son corps, son désir se réveille avec toujours plus d'intensité.
— Oui Icare ? demande Lucile en sentant le regard insistant que porte l'homme sur elle.
Les joues d'Icare rougissent en se sentant pris sur le fait, pourtant sa voix grave trouve le courage de répondre :
— Tu es tellement magnifique.
Le cœur de Lucile doit probablement se décrocher. Elle voit Ia silhouette d'Icare qui se rapproche d'elle avant de commencer à embrasser avec lenteur son cou.
— J'ai tellement envie de t'embrasser...
Les lèvres d'Icare quittent sa peau, et il en profite pour relever son visage, afin de croiser le regard pénétrant de Lucile. La jeune femme sent la tension entre elle et l'homme qu'elle aime, et cette dernière devient d'autant plus pesante que leurs lèvres ne sont séparées que par quelques millimètres. Leurs respirations viennent chatouiller la peau de l'autre, ils rêvent probablement de s'embrasser. Et pourtant, ils prennent plaisir à tout faire attendre, à se perdre dans les yeux de l'autre, réaliser à quel point le désir a pris possession de leurs corps.
Icare ne peut plus s'empêcher de résister quand les doigts de Lucile remontent sur son biceps, effleurant ses dessins tatoués. Ils viennent masser ses épaules avec une douceur extrême, malgré le désir qui doit probablement aussi envahir la jeune femme. Alors il laisse ses mains descendre sur ses cuisses, avant de les soulever contre lui. Lucile enroule ses jambes autour de la taille musclée de l'homme avant de l'embrasser à nouveau de longues minutes. Puis Icare finit par les guider jusqu'au lit, où Lucile s'assoit vers le rebord. Icare se tient toujours debout face à elle, le souffle court. Elle en profite pour détailler son corps, qui est une véritable œuvre d'art, entre son torse aux allures de sculpture grecque et les motifs qui ornent intégralement ses bras. Il est tellement beau, et au fond d'elle, elle sait qu'elle attendait ce moment depuis quelques temps.
Lucile ne saurait expliquer pourquoi elle n'a jamais été aussi intime avec Icare alors qu'ils cohabitent depuis plus d'un mois et demi. Peut-être que l'adaptation compliquée de l'ancien détenu y est pour quelque chose, elle-même n'a pas souhaité trop le bousculer, parce qu'Icare a eu besoin de temps dans un nouveau monde qu'il semble découvrir. Mais ce soir-là, c'est comme s'ils savent tous les deux qu'ils sont prêts, que leurs corps ont envie et que leurs sentiments ne peuvent plus rien cacher.
Les lèvres d'Icare viennent à nouveau embrasser les siennes, avec une ardeur qui réchauffe entièrement le corps de la jeune femme. Elle sent Icare qui se penche complètement sur elle, s'installant à califourchon au-dessus de ses cuisses, provoquant une nuée de frissons quand le tissu recouvrant l'intimité de l'homme vient se frotter contre la sienne. La légère barbe de ce dernier vient chatouiller le cou de la jeune femme quand ses lèvres descendent sur sa peau, jusqu'à sa poitrine dont seulement un sein est découvert par une bretelle tombante de sa nuisette. Son souffle se perd quand la langue d'Icare ose effleurer cette zone érogène, et ses doigts viennent probablement d'avantage s'enfoncer dans le dos musclé de son compagnon. Sa respiration s'accélère à un point où elle échappe un petit gémissement de plaisir. Le rouge lui monte aux joues, tandis que cela ne fait qu'accroître le plaisir d'Icare, qu'elle sent jusque dans bosse qui vient déformer son intimité. Lucile se laisse tomber en arrière, sur les couvertures moelleuses de son lit. Les doigts d'Icare, jusque-là perdus à la naissance de ses cuisses, remontent lentement sur ses hanches, laissant sur leur passage une traînée brûlante sur la peau de la jeune femme et remontant sa nuisette jusqu'à son nombril. Elle embrasse à nouveau l'homme, et tombe ses doigts sur l'élastique de son boxer pour l'en débarrasser.
— Non Lucile...
Elle embrasse ses lèvres, le désir prenant chaque seconde un peu plus d'ampleur dans son corps.
Ses doigts continuent de faire descendre le sous-vêtement quand une main violente s'abat sur son petit poignet, l'arrêtant dans toutes ses actions.
— Non ! hurle cette fois la voix d'Icare.
Lucile est ramenée d'un coup à la réalité, son désir si fort qui n'avait pas entendu le premier murmure d'Icare semble désormais s'éteindre d'un coup.
Un silence profond remplit la pièce. Elle reste immobile avant de lever les yeux. Elle sent le regard accusateur d'Icare au-dessus d'elle, et surtout, ses doigts qui lacèrent avec force son poignet.
— Icare, lâche-moi tu me fais mal, échappe-t-elle d'une petite voix plaintive.
Ce dernier attend quelques secondes avant d'obéir. Lucile ne sait plus quoi faire, presque scandalisée face à son attitude violente envers elle, et dépassée par ce qui vient de lui arriver. Elle se sent mal, surtout face au regard dégoûté qu'Icare lance sur elle. Elle sent les larmes qui veulent lui monter aux yeux et sa gorge qui se serre. Elle croyait qu'Icare l'aimait, qu'il avait autant envie qu'elle de le faire ce soir. Elle s'est trompée et se sent horriblement ridicule.
— Je ne te plais pas, fait-elle amèrement.
Lucile ne s'est jamais sentie aussi mal à l'aise que ce jour-là. Peut-être qu'Icare la trouve moche. Son corps ne lui donne aucune envie. Les petites vergetures qui zèbrent le haut de ses cuisses le dégoutent sans doute. Il ne l'aime pas.
— C'est pas ça Lucile, murmure la gorge serrée d'Icare, alors qu'il est complètement perdu.
Pour une fois, elle doute. Elle ne sait pas si elle doit le croire. Elle le fixe un instant. Son cœur se déchire face au prisonnier dont elle est tombée follement amoureuse, et dont une nuit vient apporter comme une tâche d'ombre à une relation qui semblait ne pas connaître de mauvais passages.
— Alors c'est quoi Icare ?
Elle pensait qu'il avait autant envie qu'elle. Son corps semblait le montrer. Alors pourquoi a-t-il tout subitement arrêté ? Face au mutisme de l'homme, elle prend le risque de reprendre :
— Tu ne l'as jamais fait avec une femme à cause de tes dix ans en prison ?
— Si, avec des femmes et des hommes, si tu voulais vraiment savoir.
Icare se rend compte trop tard qu'il n'aurait pas dû répondre cela. Il en veut à son stupide égo masculin d'avoir répondu du tac au tac la pire réponse dont il était capable de formuler. Mais il n'a pas le temps de présenter les signes d'une excuse que Lucile ajoute, sans doute piquée par une pointe de jalousie :
— Ravie d'apprendre que tu as eu une vie sexuelle épanouie dont tout le monde rêve.
L'énervement emporte soudainement Icare. Une vie sexuelle dont les gens rêvent ? Il pourrait rire au nez de Lucile. Qui rêverait de se faire violer par un homme ? Qui ? Absolument personne. Parce que c'est le plus grand cauchemar d'Icare, qui surgit continuellement comme s'il revivait l'instant avec toujours plus de réalisme. Parce qu'un simple toucher de Lucile sur son sexe lui a rappelé comment Jauris avait réussi à le souiller. Et même s'il sait que Lucile est différente de Jauris, il n'arrive plus à voir un moment intime avec la personne qu'il aime autrement qu'une scène de viol.
— Tu ne comprends pas, maugréé Icare faiblement.
Il se relève du lit, laissant une Lucile semi-allongée et confuse, alors que des larmes brouillent déjà son regard menaçant.
Il quitte la chambre pour s'installer sur le canapé du balcon, avant que ses larmes explosent. Il savait que Jauris avait détruit sa vie en prison. Mais il ne pensait pas que des mois après, alors qu'il voulait faire l'amour avec la femme qu'il désirait plus que tout au monde, il reverrait la scène la plus horrifiante de sa vie. Il sentirait presque la présence de Jauris près de lui, le machiavélisme avec lequel il le pénètre, alors qu'il est seul sur son balcon dans la nuit calme. Il est seul, avec ses démons, et ses larmes qui viennent inonder son visage.
Icare pleure tellement qu'il se sent vidé de toute énergie. Il n'a même plus la force de sursauter quand un long moment après l'avoir laissée seule, Lucile arrive en lui glissant un plaid sur les épaules. Cela fait le plus grand bien à Icare, qui seulement habillé de son sous-vêtement, grelottait sérieusement sous la fraîcheur du ciel étoilé. Mais il était trop dévasté pour faire autre chose que pleurer.
Il tourne la tête vers la droite, sur la moitié de son fauteuil où Lucile s'est assise. Sa nuisette est remise correctement, ne laissant rien présager de l'évènement qui vient de se passer. Quelques frissons se forment sur sa peau pâle qui ressort dans l'obscurité. Icare se dit seulement qu'elle est trop précieuse pour ce monde. Elle a froid, mais apporte un plaid pour l'homme avec qui elle vient de se disputer. Icare s'en veut. Elle ne mérite pas qu'il la fasse souffrir.
— Je suis désolée Icare, souffle-t-elle doucement.
Lucile est trop parfaite, il le sait. Elle revient vers lui, s'excuse, alors qu'elle-même, elle doit savoir qu'elle est innocente dans tout ce qui vient d'arriver.
— Ce n'est pas ta faute.
— Si, je n'aurais pas dû...
— C'est ma faute, la coupe Icare. C'est ma faute et...
Il n'arrive plus à articuler. Les mots restent bloqués dans sa gorge. Lucile tourne la tête vers lui, inquiétée par ce nouveau silence. Elle aperçoit le visage déjà humide de larmes d'Icare. Mais surtout, elle assiste à son expression qui se déforme, sa bouche qui mime une grimace d'horreur et ses yeux à nouveau mouillés qui se ferment.
— C'est ma faute et celle de Jauris, répète Icare, avant de prendre une nouvelle respiration douloureuse.
Lucile fronce les sourcils, surprise face à l'entente du prénom de Jauris. Icare tourne la tête vers elle, l'air profondément meurtri, dans un état dans lequel elle ne l'avait jamais vu. Elle ne sait même pas ce qu'il va suivre, ce qu'Icare voudrait avouer. Au fond d'elle, elle sait qu'elle n'aura pas envie de l'entendre, parce qu'elle sait que le pire va suivre, même si son cerveau ne veut pas se l'imaginer.
Les lèvres d'Icare miment une phrase dans le silence, les larmes se déversent sur son visage, elle y lit toute sa souffrance alors qu'il peine à lui parler. Elle tend ses bras autour de ses épaules, avant de le rapprocher suffisamment d'elle. Et avant qu'il ne pose son visage humide sur son omoplate, elle entend la vérité qu'il n'arrivait pas à articuler.
— Il m'a violé en prison...
Icare pleure de plus belle, et Lucile le serre du plus fort qu'elle le peut contre lui. Elle sent le chagrin d'Icare qui se déverse sur elle, et qui lui provoque des larmes aux yeux à elle aussi. Elle garde le menton au-dessus de la tête d'Icare, mais désormais, la tristesse s'est aussi emparée de son visage doux que l'homme admire toujours. Elle serre les dents, mais elle se sait anéantie. Par l'histoire d'Icare, sa souffrance, ce secret qu'il a gardé pour lui. Elle est en colère surtout. Elle déteste Jauris. Elle déteste ce surveillant qui a détruit l'homme qu'elle aime le plus. Icare était un détenu. Sa jeunesse avait été bousillée, il était dépressif et possédait des pensées suicidaires. Et avec toute cette souffrance, un monstre avait osé en rajouter une couche supplémentaire en le violant ? Elle est dégoûtée. Parce qu'Icare ne méritait pas qu'on le souille ainsi. Personne ne le mérite. Mais c'est encore plus difficile quand cela arrive à quelqu'un de proche.
Elle comprend tout à ce moment-là. Pourquoi Icare vivait avec un tel mal-être. Elle imagine sans difficulté ses idées de suicides amplifiées par ce viol. Elle revoit les fois où Icare semblait tétanisé quand elle effleurait son corps, pourquoi il mettait autant de temps à construire leur relation. Il vivait dans la hantise d'un viol. Il avait fait des efforts en prison, pour être libre et se construire un nouveau monde. Mais un homme avait tout gâché. Il avait abusé d'Icare, et ne l'avait pas souillé juste le temps d'un rapport non consenti. Il avait souillé ses rêves d'avenir paisible, ses espoirs d'aller bien, ses relations avec les autres.
Finalement, personne ne pouvait être prêt à découvrir tous les mystères d'Icare.