« En conclusion, nous sommes au regret d'admettre que nos efforts pour éradiquer le terrorisme HR, sous leur forme actuelle, sont voués à l'échec. C'est la force même de la répression appliquée et maintenue dans le temps qui alimente la rébellion.
Nous préconisons d'envisager la mise en place d'autres moyens d'apaiser les relations avec les HR. [...]Parmi nos pistes de réflexion, nous préconisons la mise en place d'un système d'accès à la citoyenneté pour les plus méritants. [...] Cet accès n'a pas à être suivi de droits politiques effectifs, un geste symbolique est un premier point essentiel à placer. [...]
Une possibilité d'intégration des HR par le divertissement populaire (émissions télévisuelles) peut également être étudiée »
Extraits du rapport de la commission Royan sur l'efficacité de la lutte antiterroriste, 2110
1
Le silence règne dans l'appartement. Leyman fume nerveusement dans la cuisine. 1 est couché sur le canapé. Sanx veille sur lui. Il guette la respiration du Tech. Peu à peu, elle se fait moins sifflante, moins difficile. 1 n'est plus aussi exsangue. Sanx observe et ne fait rien, ne voulant pas perturber le processus, laissant 1 ressusciter sous ses yeux.
Le Tech se reconstruit grâce aux capacités de régénération propres à la matière tech. Une régénération différente de celle qu'on peut observer partout ailleurs dans la nature. Aucun scientifique n'est capable de dire d'où les cellules techs tirent l'énergie et les matériaux pour se reconstruire. Elles ne transforment pas ce qu'elles ont à leur disposition. Elles se recréent à partir de rien, tant que le codage leur indiquant à quoi elles doivent ressembler est intact.
Les scientifiques ont appris à obtenir tout ce qu'ils voulaient de la matière tech en modifiant ce codage, mais sont toujours dans l'incapacité d'expliquer de quelle manière celle-ci peut bien se recréer elle-même. La SRAM a répandu la rumeur qu'elle a percé ce secret, mais c'est faux. Les Techs eux-mêmes ne savent pas comment c'est possible. Mais ils savent que ça marche. Lentement - car le corps humain est une structure très complexe - les cellules techs manquantes de 1 renaissent, suivant les instructions de sauvegarde stockées dans les cellules restantes. La blessure se referme. Le sang perdu est remplacé. Les muscles se contractent juste assez pour que les os brisés se retrouvent assemblés, après quoi ils sont ressoudés.
Une fois le processus convenablement mené à son terme, 1 émerge de l'inconscience. En ouvrant les yeux, il voit Sanx. Dans la lumière tamisée, ses yeux maquillés forment de petites constellations de paillettes. Ce sont ces étoiles que 1 remarque en premier. Il trouve ça beau. Il se demande où il est. Sa chair neuve lui fait mal, mais ce n'est rien comparé aux océans de souffrance qu'il endurait. Avant. Quand ?
Combien de temps a-t-il été évanoui ? Combien de temps a-t-il laissé ses frères et sœurs seuls ? Et surtout qu'est-ce qui a bien pu leur arriver d'horrible pendant son absence ? Cette pensée est intolérable. Il se remet sur ses pieds d'un bond, ce qui fait sursauter Sanx. Le jeune homme se reprend pourtant vite et lui dit avec un sourire en coin :
« Content de te voir debout.
- Heu... oui, je... je suis désolé... je voulais... je ne voulais pas...
- Salut.
- Hein ?
- Je te salue. C'est une formule classique. Une manière de dire bonjour. Puisqu'auparavant le temps manquait pour ces civilités.
- Ah. Oui. Salut. Je... je suis content de te voir.
- Comment tu te sens ?
- Ça va. Je suis presque guéri. J'ai dormi combien de temps ?
- Six heures.
1 poussa un soupir de soulagement. Six heures, c'est rapide étant donné l'étendue de ses blessures, étonnamment rapide même, mais il n'a aucune envie de perdre du temps à s'interroger sur ce mystère. Pour le moment, il doit...
Il doit empêcher le type armé qui le suivait de s'en prendre à Sanx.
Mais non. Si rien n'est arrivé en six heures, c'est que soit il a réussi à semer ses suiveurs, soit ils n'ont pas l'intention d'attaquer et se contentent de surveiller les lieux. Il utilise le système de sécurité pour faire un rapide tour d'inspection. Rien de suspect à première vue. Malgré tout il se sent obligé de prévenir le jeune homme :
- Je suis désolé, je vais encore t'attirer des ennuis... Je n'aurais pas dû venir. Je... je voulais juste te revoir, mais il y a des gens qui me suivent. Je pense que je les ai semés, mais je n'en suis pas sûr.
- De toute façon, ils me connaissent.
- Ils savent où tu habites ?
- Ils ont les moyens de le savoir, j'imagine. Je ne suis pas quelqu'un de spécialement discret. On a du temps devant nous ?
- Oui. L'immeuble est blindé de matériaux techs, il faudrait une armée pour entrer si je m'y oppose.
- Très bien.
À ce moment Leyman entre et écarquille les yeux en voyant 1 debout. 1 se sent absurdement embarrassé en le voyant. Il ne s'était même pas posé la question de savoir si Sanx était seul. Le Tech suppose que Leyman est l'ami auprès duquel Sanx s'est réfugié. Il se dit qu'il devrait être reconnaissant envers ce type d'avoir pris soin de Sanx alors que lui-même ne lui attirait que des ennuis. Mais il ne peut pas s'empêcher d'être jaloux et le salue d'un signe de tête rapide, en évitant son regard. Jusqu'à ce que Sanx resitue les choses :
- Ben, je te présente Leyman. Il est étudiant en médecine et il t'a rafistolé cette nuit. Leyman, voici Ben, un ami très cher dont j'aimerai beaucoup que tu oublies le visage. Surtout si on te le demande avec une carte officielle sous le nez.
L'étudiant se demande dans quelle galère il a accepté de mettre les pieds, ça se voit, mais 1 ne se rend compte de rien. Ce type qui lui a sauvé la vie, ou au moins qui a réduit le temps nécessaire pour guérir, ce qui vaut presque autant, n'est pas un ami de Sanx. Lui si. Un ami très cher, même. Il l'a dit. 1 trouve la bouffée de bonheur qui l'envahit tout aussi absurde que la jalousie de tout à l'heure, mais ô combien plus agréable. Il se laisse sans broncher examiner par Leyman avant que Sanx n'entraîne celui-ci à l'écart pour lui parler.
- Toi repose-toi, ordonne-t-il à 1, on décidera de ce qu'on va faire plus tard.
Le Tech s'allonge docilement sur le canapé encore taché par son sang. Il lance son esprit dans le Réseau.
Dans la pieuvre il ne trouve personne, pas même 4 qui est couché depuis longtemps, ni 7 qui est éveillée mais fuit le contact du Réseau. Quand aux autres... les nouvelles sont explosives. 2 et 6 s'apprêtent à s'évader et se concentrent pour mener à bien leur tâche. Et 3 et 5 sont prisonnières du Ghetto.
1 est debout avant même de réaliser qu'il commence à partir. Il ne sait pas comment parvenir à sauver ses sœurs de cet horrible piège dépourvu du moindre matériau tech à sa disposition, mais il doit y aller !
Et il doit aussi aider 2 et 6. Sa sœur a réussi un coup magistral en sabotant les bombes T et en empêchant une extermination des habitants des Ghettos. À présent elle s'apprête à fuir l'Alliance tout entière et n'a pas le moindre plan de repli. Étant donné l'urgence de la situation, elle a fait au mieux, mais maintenant ils se retrouvent avec un énorme problème sur les bras.
Quelqu'un pourrait aider les Techs dans ces deux épineux problèmes. M. Edmund. Lui aurait les moyens d'envoyer un escadron de militaires surentraînés dans le Ghetto pour chercher 3 et 5. Et il pourrait protéger 2 et 6 des foudres des gouvernements officiels. Il pourrait les faire disparaître dans les méandres du labyrinthe sur lequel il règne...
Et c'est bien ça le problème. Comment rester libre en se livrant à ce manipulateur ? Comment s'en sortir sans lui ? Comment lui échapper s'ils cèdent ? Quel est son but ? Le professeur Milley a bien dit à 1 de ne pas se fier à lui, mais s'il doit choisir entre la liberté et la vie de ses frères et sœurs... D'ailleurs, l'a-t-elle dit ou 1 a-t-il imaginé un message secret là où il n'y avait rien ? Le Tech frissonne, sans s'apercevoir qu'il s'est recroquevillé sur lui-même, la tête entre les mains. Il ne sait pas, il n'aurait jamais dû avoir à faire un choix pareil, il n'a pas été préparé à ça et voudrait plus que tout que ce choix atroce ne soit qu'un mauvais rêve.
Sanx revient. Leyman n'est plus avec lui.
- Il est parti ? demande machinalement Ben.
- Oui. Je pense que j'ai réussi à le convaincre de ne rien dire. En fait, il n'a aucune envie de se mêler à des histoires de Techs et de gouvernement. Ça va toi ? Comment tu te sens ?
- Physiquement, ça va. Mais sinon, non, ce n'est pas terrible. J'ai un problème. En fait, j'ai des tonnes de problèmes, mais celui-ci est énorme, je ne sais pas du tout quoi faire.
- Raconte-moi.
- Je ne sais pas si...
- Tu n'as pas confiance en moi ? demande gentiment Sanx.
1 le regarde à la dérobée, il ne se fait pas suffisamment confiance pour le regarder dans les yeux. Il ne veut pas montrer son émotion. Il marmonne :
- Si, bien sûr que je te fais confiance. C'est juste que c'est dangereux.
- Mais qu'est-ce qui est le plus dangereux, savoir de qui je dois me méfier ou savoir des choses pour lesquelles on peut me tuer ?
- On pourrait te tuer parce que tu sais des choses ? demande 1 catastrophé, qui n'avait pas réalisé qu'il était lui-même un secret à protéger par tous les moyens aux yeux de ses poursuivants.
- Pourquoi pas ? répond Sanx en haussant les épaules. C'est comme ça que ça se passe dans les films. Les gros méchants arrivent et flinguent tous ceux qui pourraient en savoir trop long, à part le héros qui leur échappe et revient tous les buter. J'imagine que tu ne regardes pas souvent des films d'action ?
- Non. Presque jamais. J'en ai vu, quelques fois, en cours de sociologie...
- En cours ? Beurk. Ta vie a vraiment dû être triste.
- Heu... je ne sais pas. Je n'ai rien connu d'autre. Mais on était bien, enfin, on n'était pas malheureux, avant que...
- Avant que mon père et ses crétins de copains ne débarquent.
- Oui.
- Est-ce qu'ils ont...
Pour la première fois depuis que 1 le connaît, Sanx paraît hésiter, puis poursuit maladroitement :
- Ta petite sœur m'a dit qu'ils avaient... tué des gens. Des amis à vous.
- Oui. Des gens qui travaillaient avec nous. Et qui nous élevaient.
Un ange passe. 1 se demande s'il ne ferait pas mieux de partir maintenant. Cette discussion est une perte de temps. Mais il ne veut pas partir. Il veut pouvoir expliquer à Sanx ce qui se passe.