1
1 s'avance très lentement, aussi prudemment que si l'autre le menaçait d'une arme. Ce qui provoque un nouveau rire irrésistible et un élégant geste de la main l'invitant à s'asseoir. 1 ne voit pas de chaise et reste debout.
- Ne t'en fais pas, je ne vais pas te manger. Assieds-toi, détends-toi, tu veux un verre ?
- Vous... vous êtes Eston Larch ?
- Mmmm ? dit le jeune d'un ton distrait tout en parcourant 1 du regard. Non, Eston c'est mon père. Pourquoi ?
1 est soulagé, ce qui lui fait réaliser à quel point il était tendu. Il est en train de se faire hypnotiser par ce type déconcertant mais fascinant, il ne sait absolument ce que l'autre lui veut ni pourquoi lui réagit à sa présence comme une pile électrique, mais au moins ce n'est pas un ennemi.
Il vérifie tout de même :
- Est-ce que tu sais qu'il a loué des hélicoptères ? Qu'il est lié avec...
Le jeune homme s'est écarté et s'appuie contre un meuble tout en allumant une cigarette noire. 1 préfère ça, la tension augmente quand l'autre est trop près de lui.
- Je n'en sais rien et je m'en fiche. Je fais mon business de mon côté et il fait le sien du sien, il déteste mes amis et je méprise les siens, ainsi va la vie. Oublie-le. Tu as peur qu'il débarque ?
Il se rapproche à nouveau et s'arrête trop près. C'est à peine perceptible mais bien suffisant pour mettre 1 près de la panique.
- De toute façon, je suis majeur et c'est ma chambre. Il ne peut pas y entrer si je ne suis pas d'accord, c'est la loi. Je peux faire ce que je veux ici.
- Mais heu... je... je dois le voir pour..., bafouille 1.
- Ah bon ? dit l'autre. Tu es venu le voir lui ?
- Ou... oui.
Il a l'air déçu et se tourne vers la stéréo pour augmenter le son. Pas autant qu'auparavant, mais assez pour que parler soit plus difficile.
- Le vieux a donné le code de la maison à un petit assistant ? C'est nouveau ça. »
Il s'allonge sur son lit et attrape un magazine, ignorant aussi totalement 1 qu'il avait essayé de l'envoûter quelques secondes plus tôt. 1 se demande s'il doit dire qu'il n'a pas eu le code. Ou s'il doit dire qu'il n'est pas du côté du père de ce garçon, au contraire. Ou ce qu'il doit dire, quoi que ce soit, pour être à nouveau le centre d'attention de ces grands yeux bordés de noir.
On a appris aux Techs beaucoup de choses sur le monde extérieur. Mais il était trop facile pour les professeurs de faire le tri et de choisir ce que les enfants devaient et ne devaient pas savoir.
Quand 1 avait quinze ans, il avait commencé à être très lié à l'un de ses surveillants, à être fasciné par cet homme dont il glanait le moindre regard. Les professeurs le savaient, tout le monde le savait sans doute, ça se voyait. Quand ce surveillant avait disparu comme tant d'autres, le professeur Stones avait eu avec 1 une longue conversation pour lui expliquer que ce départ n'avait rien à voir avec lui... et aux mots qu'il évitait d'employer, aux regards qu'il évitait de lui faire, le jeune Tech avait compris que si, justement, ça avait tout à voir avec lui. Il avait gardé pour lui cette conversation et cette impression tenace, ses regrets et ses émotions, il n'avait jamais laissé un de ses frères et sœurs voir ou même soupçonner l'existence de cette partie de sa personnalité, gardant l'idée vague mais très amère qu'il a commis une faute quelque part, qu'il n'a pas fait ce qui était attendu de lui. Il n'a jamais entendu parler d'homosexualité et ne s'attend absolument pas au comportement de ce jeune homme en noir ni aux émotions qu'il ressent à présent.
1 le regarde, totalement désemparé. Il sait qu'il n'a plus qu'à repartir de la pièce et aller attendre le retour de sa cible. D'ailleurs il ne veut pas attaquer un homme devant son fils. Mais il ne peut pas laisser l'autre le repousser aussi négligemment. Pourtant même son attention est trop déstabilisante, c'est dangereux. Tout est dangereux. Confus. Étrange. Il doit repartir.
Le jeune homme lève alors un œil au-dessus des pages glacées de son magazine. 1 sait que l'autre attend quelque chose de lui et ne sait pas quoi. Descendre, il doit fuir avant que... non, il n'a pas peur que l'autre ne lui fasse du mal, sûrement pas, c'est autre chose de plus obscurément menaçant et lié à la peur de ne pas réussir quelque chose, peut-être ce mystérieux défi que les yeux du jeune homme semblent lui lancer, peut-être tout autre chose.
Puis le jeune homme rit et l'impression disparaît. Il se lève d'un bond léger et passe ses bras autour du cou de 1 en disant :
- Ne sois pas aussi coincé, si tu veux rester ici il faut être détendu et profiter de la vie ! »
Sans plus de préambule il embrasse 1. Longtemps et très vite - c'est l'impression que ça fait au Tech, accompagné d'une sensation qui s'approche davantage du choc que du plaisir.
3, 4 et 5
5 a séché ses larmes et 4 la traîne jusqu'à la cuisine. Cette pièce et le jardin sont le double cœur de la petite communauté et il est sûr de trouver des gens chaleureux qui lui remonteront le moral à lui. 5 a pleuré toutes les larmes de son cœur puis s'est apaisée, maintenant c'est 4 qui a besoin de réconfort et pour ça il ne veut pas d'un jardin stérile de cailloux, il lui faut de la vie, des rires et du mouvement. Voir une petite bagarre. Ça plairait à 5 au moins.
3 est déjà sur place, les mains dans les poches, le dos droit, le regard fixe. Elle fait semblant d'ignorer la vieille femme assise une table plus loin et ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Lorsqu'elle voit 4 et 5 elle s'avance vers eux et, plus inhabituel encore, elle leur dit mentalement On y va.
Sans précision sur le où, le quand, le pourquoi ni le comment, 3 devrait pourtant savoir qu'elle n'a pas la moindre chance de faire bouger ses troupes d'un iota. Effectivement 4 reste sur la place et 5 s'avance avec curiosité. Pourquoi tu as peur d'elle ? demande-t-elle à sa sœur.
Je n'aime pas sa façon de fouiller dans les gens. Nous avons beaucoup de secrets à cacher.
Et 5 qui a le plus gros des secrets à cacher n'insiste pas et fait demi-tour en attrapant 4 au passage. L'enfant suit ses deux sœurs en poussant un gros soupir. Il y avait un paquet de monde qui avait l'air de bien s'amuser là-bas. Mais bon... il y a tellement de gens ici, il devrait bien arriver à en trouver d'autres qui s'amusent bien.
1 et 7
Tous les systèmes techs de la maison s'emballent - lampes, stéréo, fenêtres sont les plus impressionnants. Pendant une seconde 1 s'est coupé totalement du Réseau et 7 panique. Il dit :
« Ma petite sœur est en bas !
Et sans attendre de réaction il court jusqu'à l'escalier tout en lançant son esprit dans le Réseau pour retrouver et rassurer 7. Sans contact physique et après avoir coupé son contact mental il tâtonne, tentant de retrouver cette mince lueur dans l'épais courant... Au calme il pourrait y arriver, retrouver l'adresse de la maison, la cuisine, 7, mais tout le bâtiment a l'air au bord de l'explosion et le plus urgent c'est bien de la rejoindre.
Il la prend dans ses bras et lui envoie l'équivalent mental d'un « tout va bien », sans mentir vraiment mais en triant soigneusement ce qu'il pense réellement de la situation... Il se concentre sur le fait qu'ils sont tous les deux et qu'aucun des Techs ne court de danger. Il n'imagine même pas raconter ce qu'il vient de vivre à sa petite sœur ni à aucun des autres. Il ne comprend même pas ce qui l'a bouleversé. Autant l'oublier.
- Tu es venu avec une gamine ? s'exclame le jeune homme qui l'a suivi. Pour voir mon père ?
- Heu...
7 se plaque contre lui et lance un regard furieux à l'intrus.
- Ne t'en fais pas, dit 1 à sa sœur, c'est juste le fils de celui qu'on est venu voir, il est gentil. C'est...
1 hésite. Il ne connaît toujours pas le nom de l'autre. Et c'est réciproque - le jeune homme l'a embrassé sans même savoir son nom et 1 est à peu près sûr que ça ne se fait pas.
- Moi c'est Sanx, se présente-t-il en faisant une petite révérence moqueuse. Enchanté, mademoiselle.
- Heu... moi c'est Ben et elle c'est Juliette.
1 tente de calmer 7 tout en chassant l'idée qu'il aurait dû trouver un nom qui sonnerait mieux que ça, il se trouve ridicule et déteste penser à une bêtise pareille alors qu'il a un vrai problème. 7 est trop calme. Elle s'est repliée en elle-même de cette manière qui fait si peur, mentalement roulée en boule et fermée au reste de l'univers. Est-ce que c'est revenu ? demande 1. Est-ce que la chose est revenue quand je n'étais pas là ? La fillette sent sa peur et y réagit. Non, la chose n'est pas revenue, elle n'a senti aucune présence murmurante. Elle a juste eu peur d'avoir perdu son frère. Elle ne le sentait plus. 1 se sent coupable. En même temps il s'agace qu'elle pointe précisément les premières secondes de faiblesse qu'il a eues depuis leur évasion, qu'elle ne soit pas capable de se rendre compte qu'il ne courrait aucun danger, qu'elle n'ai pas vérifié qu'il allait toujours bien par le Réseau avant de paniquer. Et sa colère ne fait qu'augmenter sa culpabilité : comment peut-il oser reprocher des choses pareilles à une petite fille qui a subi de telles épreuves ?
Sanx fait mine de ne pas s'apercevoir de la tension de Ben et leur propose gentiment de prendre quelque chose en attendant son père, ou de regarder la télévision. Il n'est plus charmeur mais charmant, d'une simplicité attentive qui contraste avec sa parure extrêmement travaillée. 1 accepte mais reste sur ses gardes. Il s'assoit sur un tabouret et prend 7 sur ses genoux.
- Alors ? demande Sanx au bout de quelques minutes de silence.
- Hein ?
- Tu as dit oui à « quelque chose ». Maintenant il faut préciser quoi exactement.
- Heu...
- Tu me laisses choisir ?
- Oui. Merci.
- Je t'en prie.
Sanx lui sourit. Apparemment, c'est un sourire gentil. Rien à voir avec de la moquerie devant la maladresse du Tech. Apparemment. Leur hôte leur sert deux boissons bleues sucrées et du chocolat sur lequel 1 et 7 louchent en cœur. On peut le prendre ? demande 7. L'une des innombrables règles du laboratoire réservait le chocolat et autres douceurs aux occasions très spéciales - et encore, à condition qu'un adulte ait pensé à en commander. 1 hésite à répondre à sa petite sœur, il lance un regard en coin vers Sanx pour vérifier qu'il ne s'agit pas d'un piège tendu par la politesse ou un éventuel protocole tordu. L'adolescent rit et dit :
- Bon sang, ça se voit que vous êtes frère et sœur ! On dirait que vous descendez tout droit de la planète Mars tous les deux ! »
Il leur promet que oui, ils peuvent manger, qu'ils peuvent allumer la télévision ou la musique, aucun problème. Pourquoi il nous dit qu'on peut ? demande 7. On peut toujours !
Oui mais c'est chez lui et il ne faut pas le faire sans demander son autorisation. Et il ne faut pas le faire par le Réseau, on doit tout allumer à la main comme si on était des humains.
Pourquoi ?
Pour ne pas lui faire peur.
Mais c'est nous qui avons peur !
Il aura peur s'il voit nos pouvoirs et quand les humains ont peur ils deviennent méchants.
Tout en expliquant ça, 1 se demande pourquoi il ne s'est jamais donné la peine de le formuler comme ça pour 7. C'est pourtant le meilleur moyen pour qu'elle arrête d'avoir peur de tous les humains qu'ils croisent.
Sans doute parce que c'est une idée qu'il n'aime pas du tout - les humains cherchant à les détruire parce qu'ils ont peur d'eux... Autrement dit, tant qu'ils resteront des Techs, ils seront en danger d'une façon ou d'une autre.
Sanx discute un peu. Il voit bien que Ben se braque dès qu'il pose une question se rapprochant de près ou de loin à quelque chose de personnel, il reste donc dans le général, sautant d'un sujet à l'autre avec aisance. Le savoir de Ben dans les différents domaines scientifiques l'impressionne, son ignorance dans bien d'autres domaines l'étonne, mais il ne montre que de l'intérêt et guide délicatement son interlocuteur jusqu'à lui faire dépasser sa timidité. Sanx s'est bien amusé à le surprendre et à le choquer tout à l'heure, maintenant il le met à l'aise pour mieux l'observer. Si cet innocent se mêle des affaires plus que douteuses dans lesquelles traîne son père, ça va mal finir.