Elle essayait de me fixer de ses deux grands yeux dilatés par la détresse et la peur qui lui mangeaient le visage et ne paraissaient pas me voir.
— N'aies pas peur, lui murmurai-je aussi fortement que je l'osai pour qu'elle puisse m'entendre, tout en m'avançant d'un pas.
Le regard flou de la jeune fille essaya une nouvelle fois de se focaliser sur moi, mais sans y parvenir plus de quelques secondes d'affilées. Elle bougeait lentement la tête dans tous les sens, sans paraître comprendre ce que je lui disais. Elle avait l'air affolé et paniqué de quelqu'un coincé en plein cauchemar et bien que sa bouche s'ouvre et se ferme de façon sporadique, aucun son n'en sortait.
Je restai là, à l'observer bêtement sans trop savoir quoi faire, figée dans mon élan par son comportement déstabilisant. C'est alors que son regard se posa sur le morceau de verre toujours dans ma main et qu'elle sembla subitement reprendre ses esprits. Des larmes se mirent à couler sur ses joues, ses yeux toujours braqués sur ma main qui brandissait le tesson devant elle comme une arme menaçante.
C'est à cet instant seulement que je me rendis compte de ma posture. J'avais, en parlant, instinctivement mit ses mains en avant dans un geste d'apaisement...qui de son point de vue à elle, devait ressembler à tout autre chose ! Dans la pénombre et dans la situation plus que précaire dans laquelle elle se trouvait, j'imaginai très bien ce qu'elle pouvait penser. Je baissai alors précipitamment mes mains, en prenant garde de rendre mon couteau de fortune moins visible, mais sans le lâcher pour autant.
— Je ne te veux aucun mal. Je suis là pour t'aider, lui dis-je doucement. Tu comprends ce que je dis ?
Aucune réponse ne sortit de sa bouche tandis qu'elle continuait de me fixer d'un regard hagard et terrifié.
— Tu t'es emmêlée les pieds dans une corde et je n'arrivais pas à te libérer à mains nues donc...il a fallu que je trouve quelque chose pour la couper, continuai-je d'une voix explicative et apaisante tout en levant le morceau de verre devant moi d'un geste lent et un peu hésitant.
Une étincelle d'espoir sembla passer dans ses yeux, décidemment beaucoup trop grand pour son visage émacié. Elle les ferma ensuite un court instant, avant de rouvrir ses paupières et d'acquiescer maladroitement d'un léger signe de tête.
J'attendis quelques secondes supplémentaires pour être certaine qu'elle avait bien compris, puis approchai doucement avant de m'accroupir à ses côtés. Puis, avec des gestes lents et précautionneux pour ne pas l'effrayer d'avantage, je commençai à entailler la corde. À peine avais-je débuté, qu'elle se mit instinctivement à bouger et à se tortiller pour se libérer plus vite. Elle avait beau ne pas avoir beaucoup d'énergie, ni de force, cela était suffisant pour faire dévier la lame et risquer de la blesser.
— Tiens-toi tranquille ! lui dis-je d'une voix essoufflée à la limite de l'agacement, tout en lui en lui lançant un regard d'avertissement et en écartant rapidement le morceau effilé de sa peau pour ne pas la blesser par accident.
Sa réaction instinctive était logique et parfaitement compréhensible mais j'étais trop à bout de nerfs pour prendre des gants. Une fois que nous serions hors de danger je prendrais le temps de la rassurer et de la réconforter, mais pour le moment...ce n'était pas le plus urgent. Mon regard avait dû être éloquent, car elle arrêta de s'agiter presque instantanément, me permettant de reprendre ma tâche. Tâche qui s'avéra beaucoup plus laborieuse que prévue ! Car le bout de verre étant ce qu'il était, il avait pour principal qualité et inconvénient d'être tranchant...partout. Ce qui était parfait pour couper la corde, mais un problème de taille pour le tenir. Surtout que j'étais droitière et handicapée par ma blessure qui rendait ma main glissante à cause du sang et du tissu synthétique de mon blouson molletonné.
Je pris néanmoins sur moi et continuai mon inlassable mouvement de va et vient, qui me sembla durer des heures, avant que je ne vienne enfin à bout de l'enchevêtrement récalcitrant. Je laissai alors tomber mon couteau improvisé sur le sol et pris quelques secondes pour souffler. Devais-je le laisser là, où le garder comme arme de fortune ? me demandai-je en grimaçant, alors qu'un éclair de douleur fusait dans ma main blessée, m'en dissuadant efficacement.
— Voilà, tu es libre, lui dis-je enfin d'une voix que je reconnus à peine tellement l'épuisement l'avait rendu rauque. Malheureusement, je ne peux rien faire pour tes menottes.
Elle émit une sorte de gémissement étouffé et bougea faiblement. Je tendis les mains vers elle pour l'aider à se redresser et à s'assoir, mais au moment où je voulus s'écarter d'elle, je constatai qu'elle ne pourrait pas maintenir sa posture assise sans mon aide. Je me glissai donc derrière elle pour lui faire comme un dossier de mon corps et la laissait s'affaler contre mon torse de tout son poids.
Puis j'attendis quelques instants qu'elle reprenne ses esprits, je ne voulais pas la brusquer inutilement, même si je savais parfaitement que nous ne pouvions pas rester là indéfiniment. Les hommes qui la cherchait risquaient de revenir, sans compter que nous avions toutes les deux besoins de soins et d'un endroit chaud. Le froid, humide et pénétrant, s'invitait à la fête maintenant que l'effet de l'adrénaline s'était estompé, agitant mon corps de tremblements de plus en plus violents, ainsi que d'un début de somnolence qui n'augurait rien de bon.
— Nous devons partir d'ici, dis-je doucement à la jeune fille en commençant à bouger, ce qui la fit sursauter violemment. Je ne sais pas ce qu'il t'est arrivé, mais tu as besoin de voir un médecin. Viens, je vais t'aider à te lever.
Joignant le geste à la parole, je me relevai lentement, l'entraînant dans mon mouvement. Mes gestes étaient mesurés et précis pour ne pas l'alarmer et l'empêcher de tomber. J'étais entièrement concentrée sur ma tâche, quand elle se tourna brusquement vers moi me repoussant violemment des deux mains. L'impact fut brutal et je tombai lourdement en arrière sans pouvoir me rattraper, atterrissant sur le dos, le souffle momentanément coupé par le choc. Puis, quasiment dans le même mouvement la jeune fille se remit sur ses pieds d'un bond et resta là, debout devant moi, à me fixer d'un air perdu et déterminé à la fois.
Je la regardais bouche-bée, le souffle court et n'osant bouger par crainte de sa réaction. Comment avait-elle pu passer d'une quasiment complète catatonie à ces mouvements ultra rapides pleins de force et de souplesse, presque digne de Bruce Lee ? me demandai-je toujours immobile. Je ne savais pas ce qu'elle avait dans le corps, mais quoi qu'ils lui aient injecté, ça avait l'air sacrément puissant !
— Vous...vous ne devez pas rester...rester près de moi, me dit-elle enfin dans un souffle mal assuré, toute en se prenant la tête entre les mains. C'est...c'est dangereux pour vous. Je suis dangereuse pour tout le monde, continua-t-elle dans un gémissement pathétique, tandis qu'elle abaissait ses bras et fixait d'un air affolé, ses mains qui tremblaient. Il faut...il faut...elle secoua la tête comme pour reprendre ses esprits et commença à reculer d'un pas tremblant, son regard se troublant de nouveau pour fixer la nuit d'un air absent.
Je me redressai lentement en grimaçant et tentai une fois encore de la rassurer et de la raisonner.
— ça va aller. Vous avez dû être droguée, lui dis-je décidant de la vouvoyer à mon tour. Ce sont certainement des effets secondaires. Maintenant que vous êtes libre je vais vous conduire à l'hôpital et...
— Non surtout pas ! s'écria-t-elle d'une voix apeurée. Pour pleins de raisons...il ne faut pas. Je...je ne me rappelle plus bien, mais je sais qu'ils m'ont injecté quelque chose...quelque chose de dangereux. Ils voulaient voir les effets que cela aurait sur quelqu'un comme moi, finit-elle d'une voix pleine de doutes, tout en me fixant d'un air coupable, comme si elle en avait trop dit.
— Quelqu'un comme vous ? m'étonnai-je à haute voix avant de m'interrompre toute seule.
Cette pauvre fille était droguée et ne savait plus ce qu'elle disait. S'interroger sur ses propos délirant ne servirait à rien, me dis-je en finissant de me redresser.
— Écoutez, de toute façon nous ne pouvons pas rester là et il est hors de question que je vous laisse seule. Alors essayons de trouver un endroit tranquille et ensuite nous pourrons décider de la suite, repris-je pour l'apaiser mais avec la ferme intention de la conduire quand même à l'hôpital le plus proche dès que j'en aurais l'occasion.
Elle parut réfléchir quelques secondes et alors qu'elle allait répondre, fut terrassée par un nouvel accès de faiblesse. Je m'élançai vers elle, sans même réfléchir à ce qu'elle venait de dire, pour la soutenir avant qu'elle ne s'écroule de tout son poids sur le sol inégal. Elle protesta faiblement, mais n'eut d'autre choix que de se laisser faire, ses jambes ayant décidé de ne plus la porter. Constatant qu'elle s'était évanouie, je l'allongeai le plus doucement possible sur le sol, avant de tenter de la réveiller...sans succès. La panique commença à monter, ce qui, conjugué à ma fatigue extrême, ne faisait pas un très bon cocktail. Je pris une grande inspiration tremblante et me forçai au calme. Une seule solution s'imposait désormais...trouver du secours et vite.