2 et 6
Ils attendent à nouveau, cette fois confortablement installés dans le profond canapé d'un salon officiel. 6 s'est endormi sur l'épaule de 2 qui reste parfaitement immobile, espionnant une fois de plus les conversations. Les messages grouillent autour d'elle, sous le silence apparent le palais entier est en ébullition. Ils sont seuls. Virtuellement du moins, puisque chacun de leur mouvement est surveillé et qu'ils ne pourraient s'enfuir nulle part. Mais au moins, personne n'est présent dans la pièce avec eux, et la pression qu'ils ont sentie sur leurs épaules toute la journée s'est allégée.
2 sait qu'il y a treize caméras techs dans ce salon, apportant leurs informations à des référentiels différents, elle suppose que certaines ont été posées pour protéger le Président et d'autres par des espions. Elle pourrait suivre le flux d'images jusqu'à leur destination pour le savoir, mais il y a plus intéressant pour elle : elle peut voir directement ce qui se passe dans le bureau présidentiel. Elle n'a aucun mal à reconnaître Robertson, le Président : la cinquantaine virile, grosse voix, grosses épaules et cheveux taillés en crinière, il ressemble tellement à tous les présidents qui l'ont précédé que c'en est caricaturale. En revanche, l'apparence n'est pas un atout pour le Premier ministre, Kanrish, chauve et bedonnant, qui explique à Robertson ce qui se passe et ce qu'il doit faire avec une patience hautaine.
« Alors, demande Roberston, vous dites qu'ils sont arrivés ? Les... comment c'est, au juste ? Comment est-ce qu'il faut les appeler ?
— Les cobayes Techs, Monsieur le Président. Deux d'entre eux sont ici. Nous les transférerons dès que toutes les fuites seront identifiées et qu'il n'y aura plus aucun risque pesant sur leur sécurité.
— Ne soyez pas ridicule, Kanrish. On nous a en pris cinq sur les sept, évidemment que leur sécurité est en danger, et la nôtre avec. Pourquoi les avez-vous amenés ici ? Et pourquoi voulez-vous que je les rencontre, alors que vous avez passé votre journée à me chanter sur tous les tons que je ne devais pas m'occuper de cette affaire ?
— Qui vous a dit de les rencontrer ?
— C'est à mon agenda. Toute la sécurité est au courant. J'allais justement y aller quand Mme Tosrak s'est invitée dans mon bureau. Il y a une erreur ?
2 grimace. Il n'y a aucune raison pour que ce soit Kanrish qui interdise ou ordonne à Robertson de les voir, mais quoi qu'il en soit le Président va se méfier du message à présent. Il faut qu'elle se dépêche, avant d'être enfermée et de perdre à jamais l'occasion de s'expliquer avec eux. Elle réveille doucement 6 et se lève.
Les portes du salon sont verrouillées par un code tech. Elle les ouvre. Les gardes du corps qu'elle croise sont équipés d'armes techs. Elle les écarte. Des messages d'alerte automatiques vont être envoyés. Elle les efface. Sans la moindre violence, elle se crée un chemin dans le Saint des Saints et entre avec 6 dans le bureau du Président qui se lève. Assis devant lui, en plus du Premier ministre, se trouvent quatre autres personnes qu'elle ne connaît pas. 2 remarque alors que l'une d'elles porte un écusson bicolore orné d'un symbole doré représentant une étoile à sept branches, entourée par six cercles. Ce qui est l'apanage de la SRAM, tentaculaire entreprise possédant entre autres la totalité des droits sur la matière tech. Et parmi le complexe code de couleurs qu'utilise la SRAM, une seule personne porte le noir et blanc : Mme Tosrak, sa dirigeante. Mince, le visage anguleux, elle porte un maquillage et un chignon strict si impeccable qu'ils semblent gravés sur elle. Pour l'instant, elle ne fait rien, se contentant de darder son regard vigilant sur les Techs, comme tous les autres — mais sans exprimer pour sa part la moindre émotion. Aussi 2 se permet de se concentrer sur les politiciens. Un problème à la fois.
6 se colle contre la jambe de sa sœur, met son pouce dans sa bouche et s'applique à avoir l'air le plus petit et le plus inoffensif possible — sans perdre une miette du spectacle des hommes les plus puissants du monde ridiculement stupéfaits.
M. Kanrish est le premier à se ressaisir. Il demande :
— Vous êtes nos jeunes Techs, n'est-ce pas ?
— Oui. Nous devons parler au Président.
— Ma fois, puisque vous êtes là, pourquoi pas ?
Il les guide d'un geste élégant vers deux chaises puis tend la main à 2 en se présentant :
— Jaôme Kanrish, je suis le Premier ministre de l'Alliance.
Il serre la main de 2 puis celle de 6. Derrière lui, le Président repousse un conseiller qui lui recommande de se méfier et se plante devant les deux Techs, mains sur les hanches, dans une attitude presque provocante. John Robertson a été élu au poste de Président de l'Alliance du Nord par suffrage universel direct, il plaît pour sa franchise et sa façon de prendre les problèmes à bras le corps. Une fois installé au gouvernement, des gens bien placés se sont arrangés pour que les problèmes lui soient présentés de manière à ce qu'il puisse commodément les prendre à bras le corps, et uniquement dans la direction voulue, sa politique est donc d'une manière générale efficace. Et surtout, il sait très bien utiliser son image d'homme simple et près du peuple pour séduire ses adversaires et endormir leur méfiance.
Rares sont pourtant ceux assez distraits pour oublier qu'il a grandi dans les écoles les plus prestigieuses d'Atalans, avant d'écumer les universités des autres nations de l'A.G.N. Il sait qu'on l'a volontairement laissé dans l'ignorance de beaucoup de données relatives au projet Tech, et que son Premier ministre se bat farouchement pour les garder hors de portée de Mme Tosrak, la présidente de la SRAM. Cela suffit à exciter sa convoitise. Il s'adresse aux deux enfants d'une voix que ses conseillers en relation publique appelleraient "assurée et virile". 2 et 6, peu habitués, ont l'impression qu'il leur crie dessus :
— Alors, ce sont eux les fameux humains en tech ?
— Apparemment, dit M. Kanrish avant de se retourner vers les Techs. Voici le Président de l'Alliance, vous pouvez lui poser...
2 n'a pas l'intention de le laisser faire la traduction dans ses paroles. Elle tend la main vers le Président qu'elle regarde droit dans les yeux en disant :
— Enchantée, je suis la deuxième Tech humaine et on m'appelle 2. Voici 6, mon petit frère.
John Robertson hésite une fraction de seconde mais son sourire ne tremble pas. Aucune carrière politique digne de ce nom ne peut se bâtir sans un sourire à toute épreuve. Il serre la main de 2 et tonne :
— Content de vous rencontrer ! Vous avez bien fait de venir me voir, je préfère parler directement avec les gens sans passer par toutes ces formalités ridicules ! Alors, c'est quoi votre problème ?
— Notre maison a été attaquée et nous ignorons ce qui est arrivé à nos parents, Monsieur.
2 se demandera toujours comment elle est parvenue jusqu'au bout de cette phrase sans que sa voix ne tremble.
— Nous ne savons pas, continue-t-elle, où aller ni ce que nous devons faire. Nous ne savons pas à qui faire confiance. Nous ne savons pas à qui nous appartenons et quelles sont nos libertés. Voilà l'essentiel de notre problème. Monsieur.
6 se serre contre 2. Il regarde tout autour de lui, ses yeux apparemment perdus dans sa rêverie passent en revue les gens qui sont assez proches pour ne pas rater une miette des évènements. Il guette leur expression quand ils entendent le récit de 2. Certains n'ont pas l'air surpris. Aucun ne semble peiné. Tous paraissent prodigieusement intéressés.
Le petit garçon a appris à conserver une image dans sa mémoire pour permettre aux autres de la regarder plus tard et il sait que celle-ci sera utile à sa sœur. Pour l'instant, 2 fixe toujours le Président droit dans les yeux. Elle a fait de son mieux et attend qu'il vienne à son secours.
Tout ça dépasse un peu John Robertson. Bien sûr, c'est facile pour lui de céder à la pitié et d'adopter ces deux enfants, de les protéger et surtout de découvrir ce qui les rend si précieux. Mais il préfère ne pas prendre de décision avant d'avoir tous les éléments en main, et là il lui en manque cruellement. Sa méfiance aiguisée par des années de carrière politique lui souffle qu'il vaut mieux éviter de tisser des liens trop proches de créatures qui sont à moitié humaines et à moitié machines — pour ce qu'il a compris — et qui parviennent à entrer dans son bureau comme dans un moulin. Il lui manque un moyen sûr de les contrôler.
— Et bien, dit-il pour gagner du temps, je vais étudier la question personnellement et mettre fin à cette situation épouvantable. Vous avez ma parole.
— Est-ce que c'est à vous que nous devons obéir maintenant ?
— Oui, bien sûr ! Et vous pouvez me faire confiance pour prendre soin de votre bien-être...
Décidant de profiter de sa position, le Président prend 2 et 6 par l'épaule et entame sur son plus beau ton "spécial discours" :
— Car moi qui suis comme un père pour tous mes citoyens, je serais un père pour vous aussi...
— Est-ce que nous sommes des citoyens ? Ou des outils ?
Le Président n'a pas l'habitude qu'on lui coupe la parole, surtout d'un ton aussi sec. Au contraire, plus ses adversaires préparent un coup rude, plus ils sont suaves.
Et la réponse à cette question n'est pas facile : il considère tous les citoyens comme des outils qui lui offrent le pouvoir, et ne l'avouerait jamais en public.
Ève Hindgam, son attachée en relations publiques, intervient délicatement :
— En tant que défenseur de la démocratie, vous ne pouvez tout simplement pas leur refuser le droit à la citoyenneté. Étant donné qu'ils sont mineurs, on peut considérer l'Alliance dans son ensemble comme leur responsable familial.
— Étant donné qu'ils sont constitués de tech, ils tombent sous le coup de la loi sur la propriété intellectuelle et dépendent entièrement de la SRAM. » rétorque immédiatement Mme Tosrak, d'une voix parfaitement neutre.
Les deux femmes se toisent une fraction de seconde puis Hindgam baisse les yeux : elle n'a pas, loin de là, l'autorité nécessaire pour défier le lobby qui fait plier les gouvernements. Mais en l'occurrence Mme Tosrak est isolée face au Président, au Premier ministre et au directeur du B.A.G.N., qui tiennent à ne surtout pas céder le morceau et s'emportent immédiatement contre l'ingérence de la SRAM dans leur programme Tech. Visiblement, ils ont utilisé une faille dans la législation pour empêcher l'entreprise de posséder les Techs, ne leur permettant que d'apporter leur aide scientifique. Et Mme Tosrak estime qu'il est grand temps de remettre les choses au clair, en sa faveur bien sûr.
2 commence à désespérer. Elle qui était venue chercher des réponses, elle ne trouve ici que de l'incompréhension et davantage encore de questions. Petit à petit sa colère monte. Ces gens... ils calculent leur intérêt en termes d'image, de pouvoir et d'argent, oubliant qu'ils sont devant deux orphelins perdus.
Heureusement, certains en ont conscience. Ève Hindgam leur adresse un sourire compatissant et dit à 2 : « Ne t'en fais pas, on va trouver une solution. ». À part eux, c'est la plus jeune du groupe, et la seule qui montre un peu de douceur. Du moins aux Techs. Envers les autres, elle bataille ferme pour imposer son plan, et même si ses arguments portent tous sur l'image présidentielle, 2 l'approuve. Hindgam propose que le Président fasse une adoption publique des Techs, et elle assure que ce serait le meilleur moyen pour les utiliser sans que transparaisse cette détestable image "d'outil humain". La paranoïa populaire est assez forte pour ne pas en rajouter en dévoilant tous les détails du projet Tech : les gens ne retiendraient que "laboratoire", "expériences" et "enfants". Une association explosive dans l'esprit des foules.
Autour d'eux d'autres avis bataillent, chacun appelant à sa plus grande légitimité, et se rappelant de temps en temps (souvent après un coup d'œil plutôt angoissé vers les deux enfants qui se sont finalement assis) de bien préciser en quoi son idée serait l'idéal pour leur bien-être. Aucun ne parle de leurs pouvoirs sur la matière tech et de l'intérêt de maîtriser cette puissance. Tous n'ont que ça en tête.