2 et 6
Les Autorités s'occupent de tout. C'est plus ou moins sous-entendu par l'attitude des humains échappés du laboratoire. Accompagné du message très simple : on obéit en tout point aux Autorités.
Pour 2 ça n'a rien de difficile. Elle a toujours vécu de cette façon dans le laboratoire et en a toujours respecté la hiérarchie. Évidemment, le fait que les cinq septièmes de sa fratrie se soient envolés sans demander l'avis de qui que ce soit ne fait pas vraiment partie des ordres qu'auraient donnés les Autorités, mais puisqu'Elles n'ont pas eu l'occasion de l'interdire explicitement, tout va bien. Tout devrait bien aller.
Les deux Techs ayant choisi de rester ont été hâtivement transférés sous une tente fortement gardée. Les gardes-côtes leur ont donné, comme par habitude de réconfort, une couverture, un café chaud et des biscuits. Quand ils pouvaient encore les approcher. Les gardes-côtes ont été remplacés par les agents du B.A.G.N., les hommes en noir du gouvernement. Ceux-ci ont séparé tous les évadés de l'île et les ont longuement interrogés, à part les enfants. Puis les militaires sont venus. À présent, ce sont eux qui gardent 2 et 6. Le garçon se fait tout petit sur les genoux de sa sœur et celle-ci le serre contre elle de toutes ses forces. Elle lui répète mentalement de ne pas s'inquiéter, que ces soldats-là sont de leur côté. Elle aimerait en être sûre.
Ces hommes savent des choses sur eux, c'est indéniable. Ils ne portent aucune matière tech. Ils les surveillent d'un œil attentif, comme s'ils s'attendaient à ce que les enfants les attaquent à tout moment. Leurs visages sont inexpressifs et ils ne répondent à aucune des questions de 2.
La jeune fille sent la puissance du Réseau Mondial. Elle n'est pas encore prête à y plonger — jamais elle n'a rencontré un anhylo aussi immense, aussi riche d'informations dépourvues du moindre garde-fou. Mais hors de la tente, on utilise des téléphones techs, dotés d'une aura suffisamment grande pour qu'elle s'y glisse mentalement. Les Autorités ne les connaissent pas si bien que ça, apparemment. Ou plutôt — comprend-elle rapidement — les Autorités qui les connaissent bien tentent de téléguider les Autorités détachées sur place, sans pour autant leur transmettre leurs informations.
Le résultat donne une conversation involontairement ridicule, où les agents du B.A.G.N. ne comprenant rien à ce qui se passe tentent d'assurer que tout est sous contrôle à des supérieurs sibyllins, avant de trier les informations qu'ils transmettent aux militaires afin que ceux-ci ne puissent pas recomposer l'ensemble du puzzle, militaires qui jouent exactement au même jeu envers les agents du B.A.G.N. Les deux groupes se rejoignent sur un point : tout est mis en œuvre pour retrouver les cobayes manquants.
Rien sur le confort des Techs restants. Personne ne leur a posé de questions directes. Seules les Autorités habilitées le pourront. Et, même si 2 ne recherche pas dans le Réseau les téléphones des dirigeants, elle devine qu'ils se disputent farouchement ce privilège. Ce qui a un côté rassurant : les Techs sont précieux à leurs yeux. Ils devraient donc bien s'en occuper. Après tout, elle et 6 ne sont pas libres de leurs mouvements, mais ils sont les plus en sécurité de toute leur fratrie : le groupe ayant attaqué l'île n'osera jamais s'en prendre à eux à présent.
Les heures passent. 6 somnole puis s'endort. Sa sœur reste vigilante. Peu à peu, la traque des autres Techs s'organise. Des photos et des vidéos d'eux vont être transmises. 2 les arrête en créant sur ces ordinateurs un programme simple mais solide qui empêche toute information visuelle sur leur compte de circuler. S'ils veulent mettre la main sur les autres Techs, il faudra d'abord qu'ils lui prouvent à elle qu'ils sont dignes de confiance.
On finit par permettre à deux membres du laboratoire de les rejoindre sous la tente : Leny et Delawney. Celle-ci réclame sèchement de quoi boire et manger pour les enfants, ainsi que des lits pour qu'ils se reposent. Après conciliabule hors de la tente qui entraîne de nombreuses vérifications auprès de leur hiérarchie, le B.A.G.N. accepte.
Leny tente de rassurer 2 en lui répétant que tout ira bien. L'Alliance, fédération d'États qui dirige ce monde, va prendre soin d'eux, tout est donc normal et rentrera dans l'ordre en un rien de temps. Il faut juste que les autres Techs reviennent. « Vous ne savez pas où ils sont, par hasard ? Parce que c'était une vraie connerie de partir comme ça. Sérieux. Une sacrée connerie. »
Au moins, 2 pense qu'il est sincère. Il croit véritablement que le camp de l'Alliance est celui qu'ils doivent tout naturellement adopter, et que c'est une fois tous les sept dans son giron protecteur que tout reviendra à la normale. La jeune fille cesse rapidement de répondre à Leny. Delawney, au moins, ne tente aucune approche maladroite de ce genre.
6 dort. 2 mange un peu, s'allonge à son tour et fait semblant de dormir pour avoir un peu de paix.
« Il est temps. Venez, dit laconiquement l'homme en costume gris sombre.
C'est la première fois qu'on leur adresse la parole depuis leur arrivée sous la tente. Leny et Delawney esquissent le geste de les suivre, mais on leur fait signe de rester.
— Où va-t-on ? » demande 2.
Pas de réponse. Elle ne s'en formalise pas, sûre que l'homme l'ignore. Elle n'a pas vraiment compris s'il faisait partie du B.A.G.N. ou d'autre chose, il prenait ses ordres auprès d'un chef avant de faire le point sur la situation avec un autre. Cet autre chef qui lui a demandé de « ne pas faire de vague et d'observer ». 2 n'aime pas ça. Et, sur la forme, elle n'aime pas le fait que personne ne se présente. Les visages fermés et les regards braqués sur eux commencent aussi à lui taper sur les nerfs.
Ils montent à bord d'un hélicoptère, qui les emmène à un aéroport, d'où ils prennent un jet minuscule jusqu'à une ville. Les appareils sont vieux et non techs, pourvus cependant d'une radio tech indispensable pour établir le lien avec la tour de contrôle. Les autorités ont peur d'eux. Pas assez, comme le suggérait l'un des agents, pour les menotter. Mais suffisamment pour avoir toujours le canon d'une arme à proximité. 2 a hâte que ce voyage se termine, même si elle redoute ce qu'elle trouvera à l'arrivée...
La nuit est tombée lorsque l'avion se pose. On leur demande d'entrer dans la voiture sécurisée qui les attend sur la piste d'atterrissage.
6 dit à sa sœur Je ne les aime pas. Ils me font peur. Les deux sentiments sont si proches de ceux de sa sœur qu'elle se demande si ce n'est pas elle qui les lui envoyé. Mais 6 n'a pas besoin d'espionner les conversations pour être choqué par la méfiance des adultes à leur égard. Leur vie a toujours été régie par un cadre strict mais bienveillant. Leur entraînement, leurs cours et les expériences auxquelles ils devaient se prêter n'étaient pas vraiment faciles à vivre, et les adultes compensaient ces moments par leur gentillesse, leurs encouragements, et parfois un bonbon glissé en cachette. Surtout pour 6 et 7, les plus jeunes, qui s'attiraient facilement l'affection et la recherchaient souvent. Pour le petit garçon, un monde où personne ne l'aimerait est un cauchemar, qui empire violemment la tristesse d'être séparé des professeurs.
Ils travaillent pour l'Alliance, lui rappelle 2, il ne faut pas avoir peur. C'est l'Alliance qui nous a créés. Ils vont nous protéger des méchants soldats.
Alors pourquoi ils ne sont pas venus nous aider sur l'île ?
Ils étaient trop loin, ils ne savaient pas qu'on était attaqués. Maintenant, ils nous protègent au cas où les autres reviendraient.
On ne peut pas mentir entre Techs. Mais on peut cacher certaines choses, enfermer certaines pensées et certaines informations à double tour dans un coin de son esprit. 6 sait que sa sœur ne lui dit pas tout, il sent son inquiétude sans comprendre d'où elle vient. Et surtout, il ne supporte plus d'être transporté d'un endroit à l'autre comme une bombe qui pourrait exploser à tout moment. Le monde ne se décide par à revenir à la normale, et il n'en peut plus.
Je ne veux pas aller avec eux ! s'écrie 6.
Et puisque la pensée n'est pas à la hauteur de sa révolte, il se met à crier :
« Je veux pas aller avec eux ! Je veux pas aller avec eux ! JE VEUX PAAAAAAAAAAAAAAAAAAS !
Avec horreur, 2 voit les armes se braquer sur eux. Heureusement, un gradé les fait immédiatement baisser. 6 continue de hurler. De grosses larmes coulent sur ses joues. Il a été courageux, tout au long de l'épouvantable nuit qu'ils ont vécue, parce qu'il était sûr que ses frères et sœurs allaient sauver tout le monde. À présent, il refuse l'idée que sa nouvelle vie ressemble à ça.
2 lui tient toujours la main et lui demande mentalement de venir. Elle comprend très bien ce qu'il ressent et ne se sent pas loin de pleurer elle aussi. Elle le prend dans ses bras. L'homme qui a fait baisser les armes des soldats lui dit :
— Portez-le. On doit y aller, on est exposés ici.
— Attendez. J'essaye de le calmer.
— Si vous n'êtes pas dans la voiture dans une minute, on vous y emmène de force.
Elle le foudroie des yeux et rétorque :
— Vous n'osez même pas nous toucher. »
À son regard troublé, elle comprend qu'elle a fait mouche. Le militaire sait à quel point ils sont importants, et potentiellement dangereux, mais n'a aucune idée de pourquoi ils le sont. Dans le doute, il évitera tout contact. Mais s'il le doit vraiment, il les emmènera tout de même de force. Il semble taillé dans le roc et pourrait jeter 2 sur une de ses épaules et 6 sur l'autre.
La jeune fille parvient à faire comprendre à 6 l'urgence d'avancer, et il se met en route, en reniflant. Une fois dans la voiture, elle décide de prendre les choses en main. Attendre, espérer et montrer sa bonne volonté, c'est bien joli, mais ce n'est pas une raison pour se laisser maltraiter.
Elle dit à 6 : Regarde bien ce que je fais. Il faut obéir aux adultes, mais quand ils se mettent vraiment à déconner, on peut prendre les choses en main. L'esprit de 6 collé à son propre esprit, ils suivent les communications qui arrivent jusqu'à leur destination, le Palais Présidentiel. 2 retrouve la trace de toutes les mesures de sécurité mises en place. Les adultes veillent à les écarter de tout matériel tech, tout en les surveillant par les caméras techs. Si ça les amuse, elle laisse faire.
Par contre, elle tient à se préparer un accueil digne de ce nom. Des vêtements et des chaussures à leur taille, pour commencer. De quoi manger — et pas des rations de survie, un repas chaud et agrémenté de toutes les douceurs qui pourraient les réconforter après ces horribles dernières vingt-quatre heures. Elle cherche l'endroit où ils sont censés dormir. Des cellules blindées, bien sûr. Quelques modifications plus tard et ils partagent la même chambre, dotée de deux lits confortables empruntés dans les appartements réservés aux hôtes prestigieux, et on apporte quelques jouets et livres pour 6.
Enfin, elle veut parler à leur chef, une vraie discussion où on écoute aussi ce qu'elle a à dire, et puisque personne ne semble être d'accord sur l'identité du chef en question, elle choisit celui qui est au-dessus de tous les autres : le Président de l'Alliance des Gouvernements du Nord. Incrédules, les hommes consultent leurs machines, vérifient et revérifient, mais aucun doute, ils reçoivent tous des ordres leur indiquant d'emmener immédiatement les deux Techs auprès de la plus haute instance du gouvernement.
6 a bien appris la leçon : 2 sait obtenir ce qu'elle veut même quand aucun adulte ne se donne la peine de l'écouter. Il est rassuré.