Jaôme Kanrish
Premier ministre de l'Alliance des Gouvernements du Nord
La sonnerie du téléphone réveille le Premier ministre. La sonnerie d'alerte prioritaire. Une poussée d'adrénaline a rapidement raison de sa fatigue et c'est parfaitement lucide qu'il décroche.
On lui annonce l'attaque de la zone protégée K27CH. L'île Jacob, avant qu'elle ne soit rachetée par l'Alliance pour créer le laboratoire qui a permit l'impossible : fabriquer des êtres humains avec la matière tech. Kanrish prend une longue inspiration pour refouler la panique. Toujours paraître fort et sûr de soi, surtout devant des subordonnés aux dents longues. Il laisse son interlocuteur détailler l'attaque, avant de l'interrompre d'un ton sec :
« État des cobayes ?
— Vivants et en bonne santé, d'après nos rapports. Ils sont tous à bord d'un appareil qui arrive sur la côte. Nos hommes vont les intercepter. Ils seront transférés dans la zone protégée K27RT, selon le protocole d'évacuation...
— Certainement pas. On ignore qui est l'ennemi et ce qu'il sait de nos procédures. Emmenez-les au P00.
— Mais...
— Exécution. Quelqu'un a-t-il prévenu le Président ?
— Non, Monsieur le Premier ministre, nous attendions votre aval... comme convenu par...
— Faites installer de quoi loger sept personnes dans la zone la plus protégée du P00, prévenez Rey de renforcer la sécurité au maximum et de commencer l'enquête sur cette attaque. Je veux savoir qui sont les fils de pute qui ont osé faire ça et je veux savoir comment ces fils de pute ont pu être aussi près de réussir. Et si des têtes de chez nous sont désignées, je vous garantis qu'elles tomberont. C'est clair ?
— Oui, Monsieur le Premier ministre. Mais, ne faut-il pas faire appel à la SRAM pour... gérer les cobayes ?
— La SRAM ne doit rien savoir. Il ne faut surtout pas qu'on ait la moindre fuite. Ne vous en faites pas, je connais le dossier et les cobayes ne nécessitent aucun aménagement d'un spécialiste en tech.
— Bien, Monsieur le Premier ministre. Et pour le Président ?
— Prévenez-le une fois que tout sera en place et les cobayes en sécurité. Tenez-moi au courant de la situation toutes les dix minutes. »
Kanrish raccroche sans attendre de réponse. Évidemment, il sera obéi. Il a encore l'autorité de mettre l'Alliance des pays les plus puissants de la planète en mouvement dès qu'il en donne l'ordre. Même si cette autorité s'effiloche un peu plus au fur et à mesure des années...
Et bien, il vient de recevoir un sacré coup de main du destin. Juste au bon moment.
Le projet des Techs humains a toujours été le terrain d'un jeu d'échec aussi délicat qu'explosif. C'est l'Alliance qui l'a mis en place, en partie pour tester un moyen de créer des soldats surpuissants, en partie pour accumuler un maximum d'informations et barrer la route de la SRAM. La SRAM n'est qu'une entreprise. Elle n'aurait certainement pas dû être aussi puissante... Mais en déposant l'unique brevet de la matière tech et en empêchant — en toute légalité — à qui que ce soit d'utiliser cette précieuse matière sans son accord, elle avait rapidement pris le dessus sur bien des gouvernements, et se posait à égalité avec l'Alliance elle-même. La SRAM offrait aux gens les ordinateurs techs surpuissants, les voitures indestructibles, les objets intelligents dont ces idiots ne pouvaient plus se passer. Elle avait la main mise sur le peuple, le peuple élisait les dirigeants, et les dirigeants mangeaient dans la main de la multinationale...
Elle avait même infiltré le projet Techs Humains. Au grand dam de Kanrish, qui avait bien cru réussir à mettre la main sur une des rares spécialistes tech qui avait échappé à la SRAM, le professeur Milley elle-même. Mais une seule spécialiste ne suffisait pas devant l'ampleur de la tâche. Oh, le professeur Stones avait bien semblé retourner sa veste et quitter la SRAM au profit de l'Alliance, mais au final, seuls les actes peuvent définir l'affiliation d'un homme...
D'ailleurs ce n'était peut-être pas lui qui avait trahi le secret du projet. Il y avait eu trop de mouvements. Et le Président — qui n'est pas un traître, sans aucun doute, mais un imbécile dont le principal talent est de séduire les foules par son redoutable sourire et de savoir choisir ses amis — a tenté de s'immiscer dans le projet. Maladroitement, comme à son habitude, mais suffisamment pour laisser une brèche. Des mouvements de personnel transmis avec des mois de retard. Kanrish soupçonne depuis longtemps la SRAM de noyauter le laboratoire de l'île Jacob. À présent, l'enquête va être plus que difficile...
Ça reste tout de même une chance pour le Premier ministre. Le B.A.G.N., le Bureau de l'Alliance des Gouvernements du Nord, a enfin une raison de mettre son nez dans cette affaire et pourra faire le ménage par le vide, comme il sait si bien le faire. Et surtout, le Président n'a plus aucun moyen de l'empêcher de traiter les Techs Humains à sa guise. Les rapports indiquent qu'ils sont capables de se faire obéir des ordinateurs tech d'une simple pensée, potentiellement dans le monde entier ! Et les gêneurs de parlementaires qui, terrifiés, tentaient d'empêcher leur utilisation vont bien devoir faire face aux faits. D'ici la fin de la nuit, les Techs seront logés dans le P00, le Palais de l'Alliance, bunker surprotégé du gouvernement. L'arme absolue à portée de main, sous forme d'êtres... probablement différents, mais surtout jeunes et naïfs. Il faudrait faire attention à ne pas les perdre. Ne pas les effaroucher. Leur apprendre à qui faire confiance. Et les garder sous la main. Rien que de les avoir, et tous ses ennemis n'oseraient même plus tenter de penser à l'attaquer, terrifiés par les représailles possibles !
D'appel en appel, sa rêverie se concrétise. Jusqu'au dernier. D'une voix aussi impassible qu'à l'ordinaire, l'agent du B.A.G.N. l'informe :
« Monsieur le Premier ministre, nous avons les cobayes.
— J'arrive immédiatement.
— Deux des cobayes seulement. Les autres n'ont pas pu être sécurisés.
— QUOI ? Qu'est-ce que vous... Comment vous... Qu'est-ce qui s'est passé ?
— La situation est encore confuse, nos agents parlent d'armes bloquées et de télékinésie.
— Qui a fait ça ?
— Les cobayes eux-mêmes, apparemment. Ils n'ont utilisé aucune violence, mais ils sont... simplement partis. Et ceux qui ont voulu les en empêcher ont été écartés. Le temps que les agents comprennent, les cobayes avaient disparu dans la nature. Nous sommes à leur recherche.
Kanrish jure sans retenue. Oui, il savait pour les autres pouvoirs techs, mais qui aurait pu croire que les gosses s'en serviraient ? D'après les rapports, ils étaient totalement sous contrôle !
— Ordre à tous les agents qui recherchent les cobayes : pas d'utilisation de matériel tech. Vous entendez ? Pas d'armes, pas d'ordinateurs, même pas une foutue cravate !
Comment a-t-il pu négliger ça ? Quel fiasco... Il a maintenant cinq cobayes incontrôlables dans la nature. Prêts à être capturés par n'importe qui, ou à faire n'importe quel dégât... Kanrish grimace en pensant à la bombe tech. Avec ces cobayes-là, les dégâts peuvent être considérables. Il demande :
— Comment avez-vous retenu les deux restants ?
— C'est encore confus là aussi. Ils semblent ne pas avoir essayé de partir. On ne sait pas si ce sont les autres qui les ont bloqués ou si c'est une décision personnelle.
— Lesquels sont là ?
— Un sujet de sexe féminin, noire, entre quinze et vingt ans, et un de type masculin, blanc, sept ou huit ans.
Kanrish cherche dans ses souvenirs. Oui, les savants avaient insisté, tant qu'à faire des humains, d'en faire de tous les types physiques existants, et la deuxième était bien noire. Par contre, huit ans, ça correspondrait plutôt à une fille, assez brune de peau aussi... À moins que ce soit le plus petit, qui en a six. Kanrish ne s'est jamais soucié d'apprendre leurs caractéristiques par cœur, convaincu qu'ils seraient forcément accompagnés du responsable adéquat. Et bien sûr, ce n'est pas le cas. Il est temps d'y remédier.
Il donne quelques ordres pour récupérer les manquants au plus vite, et surtout donne leur description. Malheureusement, leurs photos sont classées si haut dans le top-secret qu'il lui faudra l'aval du Président pour les diffuser... Une stupide perte de temps. Une de trop. C'est une féroce course contre la montre qui démarre.