1 et 2
1 et 2 entrent facilement dans le Réseau des autres bâtiments P, ils n'ont même jamais connu une telle force, une telle fluidité lorsque leur esprit nage dans l'or de l'anhylo. Ils verrouillent tous les bâtiments P les uns après les autres, enfermant les intrus restés à l'intérieur. Les scientifiques veulent qu'ils chassent tous les soldats du laboratoire avant de le fermer définitivement : il y a là-dedans des secrets trop précieux pour qu'on les laisse à la portée de n'importe qui...
« Mais comment vous voulez qu'on fasse ça ? demande 2.
- Ils sont sur votre territoire, vous n'avez qu'à... heu... faire ce que vous faites d'habitude » leur dit Delawney, embarrassée.
- Tout est mécanique, justement pour qu'on ne puisse pas le contrôler ! On doit passer par le Réseau de sécurité pour qu'il transmette les ordres, et on est beaucoup trop loin pour l'atteindre !
- Si on est trop loin, comment ça se fait qu'on ait les images ?
Wild, l'un de scientifique, intervient :
- La nature des cellules techs qui composent le métal, en réalité le pseudo-métal tech, ne leur permet pas de créer une aura aussi étendue que celle des fils techs de base, que nous utilisons pour communiquer. Il faudrait un fil tech suffisamment proche des verrous pour transmettre l'ordre, or nous n'en avons pas... ce sont donc les enfants qui devront s'approcher.
Un silence maussade suit ses propos. En tant qu'envoyé de la SRAM, il fait partie des rares élus à avoir l'accès aux informations concernant la technologie tech. En temps normal, il serait le premier à censurer ce genre d'explications. L'entendre enfin prendre la parole, pour ne donner que des mauvaises nouvelles... c'est décevant.
- Et bien qu'ils y aillent ! »
Celui qui a lancé cette dernière phrase est un gardien de jour, dont le travail consiste surtout à patrouiller sur tout le territoire du laboratoire arme au poing. C'est le seul pour le moment à avoir un pistolet non-tech. C'est un ancien militaire qui tient leurs envahisseurs pour « une belle bande de comiques » et qui estime que donner un ordre peut pousser les gens à faire des miracles. Si ce qu'il leur avait demandé exigeait simplement un effort de concentration ou une stratégie ingénieuse, il aurait été obéi. Mais là non, impossible.
« De toute façon, rappelle 2, il faut qu'on aille chercher 3 et les professeurs. Et les petits. On prend tout le monde et on s'en va, on ne peut pas gagner contre eux !
- Les informations du laboratoire sont le plus important.
Les deux Techs se retournent vers la femme qui a parlé. Ils la connaissent mal, elle vient d'arriver, envoyée par la SRAM pour analyser les données qu'on tire encore d'eux et surveiller le travail de Wild. Elle s'appelle Tizzi, elle est plutôt âgée et a le regard éteint de ceux qui veillent à contrôler toutes leurs émotions.
2 résume leur pensée commune en persiflant :
- Plus important que la vie d'êtres humains, vous voulez dire ?
Tizzi s'approche et lui sourit. Ce n'est pas un sourire agréable.
- 2, nous avons tous renoncés à notre vie. Nous travaillons dans ce trou perdu où tout le monde nous croit morts, nous avons laissé derrière nous nos familles, nos amis, nos carrières, tout ça pour récolter des informations sur la toute première espèce humaine artificielle. Et oui, c'est plus important que quelques vies humaines. Y compris la mienne. »
2 se retient de ne pas la gifler.
Les Techs sont nés dans le laboratoire, les professeurs Milley et Stones les ont créés et ont veillés sur eux comme des parents, toutes les équipes s'occupaient d'eux comme leur propre famille.
Puis, en devenant adulte, 1 a ressenti cette peur, 2 aussi, et ils savent que 3 est en train de se poser la question, l'horrible question : est-ce qu'on les aime ? Ou est-ce qu'on veille à ce que les si précieux nouveaux humains grandissent dans un cadre épanouissant, comme on installe un environnement artificiel à une plante poussant à l'intérieur ? Les Techs ont tous appris que les humains ont besoin d'une famille et d'un groupe d'appartenance pour grandir sainement. Alors voilà. On les a entourés d'affection parce que c'était un sacrifice au nom de la science.
Non. Pas question. Pour tous ces gens qu'ils appelaient par leurs prénoms, à qui ils racontaient leurs rêves et leurs peurs, avec qui ils jouaient, qui leur disaient d'être courageux devant les piqûres, qui leur apprenaient les mathématiques et les rapports sociaux, Linda qui leur donnait du chocolat en douce et Mike qui leur a appris à jouer au poker, et tout le monde qui était gentil avec eux, toute leur vie, ça n'était pas un mensonge.
Ça ne pouvait pas être un mensonge.
C'est une autre femme - Rasdanic, Jessica Rasdanic, qui préparait les repas et apprenait des comptines de son enfance aux plus petits - qui rompt le silence en disant :
« On essaye simplement de se répartir les tâches. Vous êtes les seuls à pouvoir protéger le laboratoire, il faut le faire. Nous, on s'occupe de retrouver les professeurs et de chasser ces malades. L'essentiel, c'est de tenir bon le temps que les secours arrivent. Allez, les enfants. On a besoin de vous. Ne les laissez pas détruire ce que les professeurs ont passé leur vie à construire. »
1 et 2 approuvent. Savoir pourquoi réellement tout le monde prenait soin d'eux est une question importante mais qui n'a pas sa place ici. Ils s'occupent d'eux, point. Et les Tech obéissent, puisque c'est ainsi que fonctionne le monde et qu'ils sont même soulagés de voir un semblant d'ordre revenir dans ce chaos. Même s'ils ont l'intention de garder les yeux ouverts. Les adultes ne sont pas infaillibles, c'est la dure leçon des morts de la salle de surveillance, et la leçon est apprise.
3
3 détient le pouvoir de vie et de mort sur ses deux otages. Elle devrait se sentir mieux que lorsque c'était elle qui était en leur pouvoir. Et pourtant non, la responsabilité qu'elle a maintenant sur les épaules lui donne l'impression horrible et tenace de faire la plus monstrueuse bêtise de toute sa vie, une bêtise qu'elle paiera au prix le plus fort.
Elle interroge ses anciens geôliers :
« Où sont les Professeurs Milley et Stones ?
Les deux hommes échangent un regard. Celui qui a encore ses deux mains crache par terre, l'autre se contente de la regarder haineusement. Aucun des deux ne répond.
3 tire un coup en l'air à quelques centimètres au-dessus de la tête du premier. Elle ressemble à n'importe quelle petite fille réveillée en pleine nuit par un cauchemar. Elle ne montre ni colère ni peur, juste de la fatigue. La nuit empêche de voir son regard totalement inflexible.
Elle demande encore d'une voix polie :
- Où sont-ils ?
- Écoute petite, il y a tous nos copains dans le coin qui ne vont pas tarder à venir te prendre ton jouet, alors tu ferais mieux de le poser gentiment avant de te prendre une balle.
- Je veux savoir où ils sont. Le reste je m'en fiche.
C'est vrai. Pour le moment, 3 ne se soucie pas de sa propre sécurité. Ses prisonniers ne sont pas prêts à collaborer et elle ne sait pas comment les y forcer, alors elle leur dit d'avancer et les suit, le fusil braqué vers leurs jambes. Elle ne sait pas exactement où elle va. Vers la lumière et les groupes, à peu près. Son instinct lui dit que des gens aussi importants que les professeurs sont forcément gardés là où ce sera le plus dur de les délivrer.
Au bout de quelques pas, celui qui est blessé à la main dit :
- Je pisse le sang, si on continue je vais crever.
3 réfléchit quelques secondes, puis répond :
- Faites-vous un garrot avec votre ceinture.
- Mais ma putain de main va crever !
- Je crois bien que c'est elle ou vous. Désolée. »
Silence choqué de l'homme. 3 n'est pas désolée pour la main. Elle est contente de s'être sauvée par ses propres moyens et est sûre que personne ne lui fera aucun reproche pour une simple main. Elle n'est d'ailleurs pas désolée du tout. Le petit mot est sorti tout seul, un réflexe d'éducation, comme le vouvoiement. Elle croyait que les combattants utilisaient un langage spécial entre eux, quelque chose qui exprime le fait qu'ils se détestent au point de se tuer, des injures entre chaque mot, quelque chose comme ça. 3 trouve étrange que ce ne soit pas le cas.
Le soldat a pris un élastique dans sa poche et l'a mis autour de son poignet. Ce n'est pas ce qu'il y a de mieux pour faire un garrot, mais il ne mourra pas, pas tout de suite du moins, et c'est tout ce qui intéresse 3. Ce qu'il fera par la suite avec ce qu'il lui reste de main sera forcément mieux que de prendre des armes à feu pour aller tuer des gens qui n'ont rien demandé à personne.