La princesse aux mille illusi...

By KailynMei

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(suite et fin du Roi des tréfonds, abandonné) Dix ans se sont écoulés depuis l'avènement de Bres. Dix ans... More

Prologue
Partie 1 - Prières sur les ruines de l'ancien monde - Chapitre 1
Partie 1 - Prières sur les ruines de l'ancien monde - Chapitre 2
Partie 1 - Prières sur les ruines de l'ancien monde - Chapitre 3
Partie 1 - Prières sur les ruines de l'ancien monde - Chapitre 4
Partie 1 - Prières sur les ruines de l'ancien monde - Chapitre 5
Partie 1 - Prières sur les ruines de l'ancien monde - Chapitre 6
Partie 1 - Prières sur les ruines de l'ancien monde - Chapitre 7
Interlude 1 - Un amour insensé
Partie 2 - Rêve d'un autre monde - Chapitre 1
Partie 2 - Rêve d'un autre monde - Chapitre 3 (1)
Partie 2 - Rêve d'un autre monde - Chapitre 3 (2)
Partie 2 - Rêves d'un autre monde - Chapitre 4 (1)
Partie 2 - Rêves d'un autre monde - Chapitre 4 (2)

Partie 2 - Rêve d'un autre monde - Chapitre 2

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By KailynMei

(je suis désolée du temps que j'ai mis pour écrire ce chapitre (dont j'ai en fait balancé le début qui était très différent plusieurs fois, ahah). Je suis malheureusement très occupée avec le premier semestre de master 2 et le travail à côté... Et allez savoir ce qui s'est produit, poum, presque 4000 mots en deux jours)


Lorsque Kilian entra dans la salle du conseil, les murmures angoissés s'interrompirent brusquement. Quelques soupirs soulagés s'élevèrent quand chacun comprit qu'il ne s'agissait « que de lui ». D'autres s'autorisèrent des commentaires à demi-voix concernant la tête qui tomberait – ou pire – suite au fâcheux incident.

Bien entendu, cette tête, c'était la sienne.

Toutefois, Kilian ne se laissa guère impressionner ; il s'installa à la table avec un calme que d'aucuns considérèrent comme une nouvelle preuve de sa folie. Face à son indifférence, les chuchotis montèrent en décibels, jusqu'à devenir impossible à ignorer.

Il le fit, pourtant. Il ne se souciait guère de ce ramassis de tristes sires dont il estimait les jours comptés, de leurs regards enfiévrés par un mélange de colère et d'incompréhension, de leur bouche qui en venait à s'assécher sous le déferlement de leurs commentaires plus fielleux encore que le ricanement d'une hyène.

Kilian avait conscience que ces réactions agressives avaient pour seul et unique but de le déstabiliser, lui le simple secrétaire d'État devenu ministre des Affaires humaines. Non pas que son poste suscitât l'envie ; tant les Fomoires que les Humains considéraient sa charge comme une punition précédant une mort en général très douloureuse et trop lente. Non, ce qui agaçait, c'était qu'il se fût porté volontaire sitôt le décès de son prédécesseur annoncé. Il s'était totalement moqué, semblait-il, des risques inhérents à ce ministère, comme si lui saurait y échapper. Il était jeune même à l'échelle humaine, et cela ne l'avait pas empêché de réclamer sa promotion auprès du Prophète avec autant d'insolence que d'inconscience. Que cette décision fût forcément motivée par un déséquilibre mental n'amenait guère la compassion ; nul n'aimait les ambitieux et les calculateurs – fussent-ils la victime de leurs mauvais choix.

Un rire perfide agita les mandibules de Delaig, le ministre des armées.

— Jamais on n'aura occupé si peu de temps ce ministère... Au moins, tu n'auras pas eu l'occasion de rayer le parquet de ton bureau.

Quelques éclats de rire, sincère ou nerveux, accompagnèrent cette remarque subtile. Liwane, qui venait à peine de s'asseoir à côté de son supérieur hiérarchique, fronça les sourcils et fit mine de se relever. Kilian l'arrêta d'un simple geste de la main, ce qui sembla intensifier l'irritation de sa collaboratrice. Non sans un pli réprobateur au coin des lèvres, elle ouvrit l'un des dossiers qu'elle avait apportés et fit mine de s'y plonger.

— C'est le problème avec les Transfigurés, reprit Delaig en frottant ses griffes les unes contre les autres. Ils ne savent plus où est leur place.

Les rares humains installés autour de la table ne parvinrent pas à cacher leur frayeur. Ils connaissaient les appétits de Delaig. Ils n'ignoraient pas que le Fomoire, qui avait toujours refusé de se « travestir en singe » - pour reprendre ses termes -, appartenait à la frange la plus extrémiste des Traditionalistes. Mais ils craignaient peut-être encore plus la colère de Liwane, qui n'avait de secrétaire que le titre et d'humaine que l'apparence. Si Delaig poussait trop loin l'insulte, nul doute que le déchaînement de violence qui s'ensuivrait occasionnerait quelques dommages collatéraux.

Pourtant, Liwane ne répliqua pas à aux insinuations, que ce fût par d'autres mots ou par la menace bien plus concrète de ses dons. La présence de Kilian, non seulement à ses côtés, mais aussi dans son esprit, la convainquait à faire preuve de tempérance. Elle lui coula un regard, et le Fomoire, dont l'apparence tenait plus du golden boy que du monstre, lui sourit en retour ; après tout, ils auraient l'occasion d'écraser cet insecte le moment venu. Liwane inspira alors discrètement afin de se calmer.

Delaig, lui, ne semblait pas prêt à déposer les armes, trop satisfait qu'il dût être de trouver en ce couple une proie facile. Il considérait Kilian comme un être faible qui avait commis l'erreur de se métamorphoser en homme et, par extension, l'humaine qui partageait ses dons l'était aussi. La chitine de son visage dénué de trait refléta les lumières glauques de la salle lorsqu'il se pencha en avant, comme pour confier quelque secret au jeune ministre. Hélas, il n'eut pas l'occasion de proférer une autre insulte devant son audience tendue à l'extrême.

La porte s'ouvrit une nouvelle fois et une silhouette sombre remonta la salle jusqu'au dernier siège resté libre, au bout de la table et devant l'immense fenêtre ouverte sur le ciel étoilé et les tours vertigineuses du palais. Un frisson descendit le long de l'échine de certains lorsque le masque noir se tourna dans leur direction.

En dehors des Fomoires qui avaient assisté à l'affrontement entre Bres et le faux dieu, la majorité des personnes présentes dans la pièce n'avait jamais eu l'occasion de contempler le visage du Prophète. Cela les déstabilisait peut-être bien plus encore que de savoir que leur dieu leur parlait et les observait à travers lui. Cela, et le fait qu'il leur était impossible de décrypter ses émotions, de connaître l'impact de leurs paroles sur lui et, donc, d'anticiper ses réactions, ce qui ne le rendait que plus redoutable.

Ceux qui étaient là depuis longtemps se rappelaient qu'il n'en avait pas toujours été ainsi ; du moins sa voix laissait-elle alors transpirer ses sentiments, même si cela n'avait pas duré. Les effets de la Transfiguration, peut-être... Les plus fanatiques estimaient que son esprit avait été annihilé par la puissance de Bres et que son corps n'était plus qu'une coquille vide, un réceptacle pour leur dieu. L'ombre d'un humain, en somme, sacrifié pour une cause le dépassant.

— Comment l'un de nos temples a-t-il pu être désacralisé et son personnel massacré ? questionna-t-il d'une voix détachée, monocorde, à croire qu'il n'avait cure du désastre.

Tous les regards se tournèrent vers Kilian, certains attendant plus que d'autres de le voir trébucher et, finalement, trépasser. Mais le jeune Fomoire ne se laissa pas impressionner, du moins, ne le montra pas même si son assurance se trouvait tout à coup fragilisée par le masque qui l'observait.

— Grâce – si vous me permettez l'expression – à une triple défaillance dudit personnel de ce temple, du système de sécurité du bâtiment et de... notre armée.

Delaig émit un sifflement de mécontentement tandis que le Prophète joignait ses mains gantées devant son visage dans une attitude qui aurait pu paraître pensive.

— Notre armée ? répéta le ministre en agitant ses mandibules chitineuses. Je ne vois pas pour quelle raison.

— Silence.

L'ordre du Prophète ne recelait rien d'impérieux. On y distinguait même une certaine malice, dont il n'était sûrement pas l'auteur. Un présage aux souffrances qui pourraient s'ensuivre s'il ne laissait pas le jeune ministre exposer les résultats de son enquête.

Kilian perçut la volonté insidieuse de Bres derrière ce simple mot, tout comme n'importe lequel de ses semblables aurait perçu la sienne en Liwane s'il avait décidé de prendre le contrôle de son corps. Mais son don, bien plus fin que celui des autres, lui permettait aussi de ressentir toutes les nuances toxiques de l'essence du dieu là où ses semblables ne devaient voir que son incroyable magnificence. De la même façon, il savait qu'il restait une conscience dans son vaisseau humain, même si elle était, à son grand regret, abandonnée à son maître. En creusant plus, il lui aurait été possible d'entendre les échanges mentaux entre Bres et son esclave, mais il n'en fit rien, ne voulant pas courir le risque d'être détecté. Si son talent inné pour la télépathie était découvert, il serait exécuté sur-le-champ.

Rompant les quelques secondes de flottement qui s'étaient instaurées suite à l'intervention de leur roi, Liwane se leva pour distribuer une copie du dossier à chacune des personnes présentes. Cependant, il y avait dans son attitude corporelle un quelque chose de menaçant qui ne seyait guère à ce rôle.

— Les terroristes ont franchi les barrages routiers sans le moindre problème, reprit Kilian.

Bien entendu, Delaig s'offusqua, et il n'en attendait pas moins d'un être aussi infatué de sa personne.

— Impossible ! Les routes sont surveillées à toute heure.

— Pourtant, selon le rapport de vos propres subalternes, ils n'ont pas été découverts dans le périmètre. Soit vos hommes se sont trompés et ils y sont encore, soit ils les ont laissé passer. Dans les deux cas, nous avons bien affaire à une erreur de la part de votre ministère.

Les lèvres de Kilian s'incurvèrent en un discret sourire méprisant. Il savait que Delaig était gagné par la nervosité. Le piège se refermait sur lui, petit à petit.

— Quelles sont exactement les deux autres défaillances ? s'enquit le Prophète, comme s'il ne comptait pas donner suite à l'erreur du Fomoire.

— Mes enquêteurs sont arrivés à la conclusion que les terroristes ont réussi à entrer par ruse dans le temple ; certainement en se faisant passer pour des Éveillés. Nous avons bien entendu analysé les enregistrements vidéo dans l'espoir d'obtenir leurs visages et, donc, leur identité, mais il s'avère que le système entier a été désactivé au cours des heures précédents l'attentat.

— Comment est-ce possible ?

— Ça... ça ne l'est pas, balbutia Faolaig, le ministre de la religion, dont le visage terreux traduisait l'angoisse à l'idée d'être mêlé à son tour au fiasco.

— En vérité, ça l'est, reprit Kilian en cachant sa jubilation. Le système n'est pas relié à l'extérieur, bien entendu, et il est donc impossible de le pirater à distance. Toutefois, un complice à l'intérieur aurait pu le faire.

— Vous osez accuser un employé de mon ministère ?!

Le sourire de Kilian se fit un peu plus malsain. Liwane posa un cristal au centre de la table. Il s'illumina d'un frôlement du doigt et projeta l'image en trois dimensions d'une Fomoire à la peau sombre.

— Elle s'appelle Laith et a été transférée dans ce temple il y a de cela quelques mois. Vous avez signé l'ordre, d'ailleurs...

— Forcément, coupa Faolaig avec brusquerie, dans le but évident de reprendre le contrôle de la situation. Mais ce sont mes subalternes qui...

— Nous n'avons pas retrouvé son corps, poursuivit Kilian d'une voix plus forte.

Tandis que Faolaig perdait le peu de contenance qui lui restait, Delaig se redressa, droit contre le dossier de son siège. Ses mandibules s'écartèrent sur ses mâchoires aux aiguilles effilées. Son rictus, à la fois féroce et démoniaque, n'inquiéta pas outre mesure Kilian. Lui aussi aurait pu jouer ainsi, adopter la forme la plus hideuse que son esprit pût concevoir, mais il avait compris très vite que son apparence humaine, symbole même de la vulnérabilité aux yeux des Traditionnalistes, était le meilleur moyen pour les méprendre quant à ses capacités.

— La pauvre aura été emmenée comme otage, commenta le ministre de la guerre.

— Dans quel but ? rétorqua aussitôt Kilian, qui s'était attendu à cette défense.

Delaig s'apprêta à répliquer, puis s'immobilisa, choqué de ne pas trouver de quoi clouer le bec à son cadet prétentieux. Il vrilla ses yeux aux multiples facettes dans ceux si bleus de son vis-à-vis.

Comme il détestait ce Kilian, trop jeune, trop humain, si humain que tous se laissaient méprendre par son physique. Même ses iris n'avaient aucune particularité trahissant sa nature. Il avait entendu un jour l'une de ces femelles mortelles pérorer à propos du fait qu'il possédait une beauté distante et glaciale, une élégance et une retenue toute aristocratique. Lui le trouvait trop mince et fort peu impressionnant, aussi n'avait-il pas compris et ne comprenait-il toujours pas les trémolos d'excitation qu'il avait perçus dans sa voix. En matière de reproduction, la logique voulait que l'on choisît le meilleur partenaire possible, c'est-à-dire le plus fort.

Soudain, il pivote légèrement en direction du Prophète lorsqu'il se rendit compte que toute son attention était rivée sur lui. S'il avait eu une peau, il aurait sans doute commencé à suer.

— Si vous ignorez leur but, mieux vaut pour vous garder le silence, déclara enfin le masque noir.

Kilian eut grand-peine à ne pas étirer ses lèvres sur un large sourire narquois, d'autant plus qu'il n'aurait su dire si ce coup d'estoc venait de leur dieu ou du mortel lui-même ; la seconde hypothèse l'intéressait bien plus.

— Nous avons considéré la possibilité d'un enlèvement, reprit-il. Jusqu'à ce que nous découvrions que Laith était en contact avec un membre de votre ministère, Delaig.

Le Fomoire n'exprima pas tout de suite sa fureur naissante à haute voix. Le simple changement de sa physionomie suffit à pousser certains spectateurs à détourner le regard avec appréhension et dégoût. Ses griffes rayèrent la pierre de la table alors qu'il songeait combien il aurait voulu décapiter Kilian et lui dévorer les yeux. Les prédécesseurs du jeune ministre se perdaient en balbutiements et ne savaient se défendre lorsqu'ils recevaient tous les blâmes. Cet arriviste avait la langue trop bien pendue, non comme un baratineur tentant par tous les moyens de sauver sa peau, mais comme un manipulateur qui avait déjà plusieurs coups d'avance sur lui et s'apprêtait à l'achever.

— Il est impossible, je dis bien impossible, qu'un de mes soldats ait collaboré à cela, siffla-t-il.

— Nous l'avons fait arrêter.

— Sans mon autorisation ?

— Je pense que notre dieu préfère les résultats à toute forme de politesse.

— L'avez-vous torturé ?

— Je préfère le terme interroger. Mais, certes, ce fut salissant, si telle était votre question.

— Les aveux sous la torture ne signifient rien.

— Vous ne teniez pas ce discours quand vous avez apporté les preuves de la compromission d'un de mes prédécesseurs avec les rebelles, rétorqua Kilian d'un ton sec.

Delaig chercha le regard de Faolaig, mais le religieux était par trop soulagé de voir les suspicions s'éloigner de lui. Aussi resta-t-il coi. Il en fut de même pour les autres, qui attendaient passivement la suite. Une preuve de plus que les humains étaient indignes de confiance, à l'inverse d'autres espèces animales. Au moins, Delaig se consolait à l'idée que cette Liwane Senghor, qui se permettait de le toiser, trahirait un jour son bienfaiteur.

— Nous en sommes donc arrivés à la choquante conclusion que les terroristes ont reçu le soutien de membres de l'armée avant, pendant et après l'opération, reprit Kilian. À l'heure qu'il est, mes hommes ont dû procéder à leur arrestation.

— Interrogez-les avant de les exécuter, fit le Prophète. Nous souhaitons connaître leurs motivations. Faites de même pour toute personne nommée dans ce complot.

Peut-être parce qu'il perçut quelques échanges de regards aussi inquiets que surpris, il ajouta, d'une voix toujours détachée :

— Des questions ?

On se garda bien d'en poser, devinant qu'il ne s'agissait pas d'une invitation à exprimer ses sentiments vis-à-vis de la purge.

— Concernant les terroristes, nous souhaitons qu'ils soient retrouvés dans les plus brefs délais et qu'ils nous soient présentés en vie. Nous ne saurions tolérer plus de désordre et, cela va sans dire, vous aurez à répondre de toute nouvelle exaction contre notre pouvoir, Kilian.

Le jeune Fomoire aurait été étonné du contraire, mais il ne craignait guère de tomber sous la colère du dieu ou de son âme damnée. Les cartes étaient dans ses mains, pas dans les leurs.

Le Prophète se leva et rejoignit l'entrée de la salle comme s'il n'avait rien à ajouter de plus. Mais, alors qu'il passait, il adressa un hochement de tête presque imperceptible à Kilian et Liwane, une autorisation tacite à se débarrasser de ceux qui avaient déçu. Il s'éclipsa ensuite rapidement, non parce qu'il avait affaire ailleurs, mais parce que le battant de la porte offrait un rempart parfait entre ses vêtements et l'effusion de sang qui aspergea les murs du cabinet ministériel.

— Je pense que les candidats ne se bousculeront pas pour remplacer nos ministres de la guerre et de la religion, commenta-t-il à voix haute.

Bien qu'il sentît sa présence dans son esprit, Bres ne lui répondit pas. Il s'engouffra dans la navette de corail la plus proche et se laissa emporter dans les profondeurs du castel.

Julien ne pensait guère à grand-chose, si ce n'était à la nuit blanche qu'il venait de passer et à ces minutes interminables subies dans le cabinet, à les écouter vomir les uns sur les autres. Le manque de sommeil le rendait maussade, mais pas autant que le spectacle déplorable de leurs désunions. Non pas qu'il la regrettât. Tant qu'ils étaient occupés à s'écharper pour survivre, comme calculés, ils ne pensaient pas à se rebeller contre leur dieu. Il aurait fort bien pu blâmer Kilian, qui avait à charge la surveillance de tout élément déviant, toutefois, il avait trouvé que le ministre s'était montré plus malin que ses prédécesseurs et qu'il méritait de survivre un peu plus longtemps. Que ses accusations fussent vraies ou une manipulation de sa part afin de se tirer d'affaire, il s'en moquait.

La navette stoppa devant les portes grandes ouvertes de la bibliothèque infinie. Il en franchit le seuil et laissa son regard dériver sur le colimaçon de couloir qui s'enfonçait au travers des profondeurs terrestres. Une glaçante impression de vertige le gagna tandis que l'air froid transperçait ses vêtements. Il se sentit plus que jamais petit, misérable et mortel. Cherchant à dissiper la désagréable sensation, il fixa son attention sur les cristaux qui palpitaient dans l'obscurité.

— À qui la faute ? s'enquit la voix de Bres, démultipliée par l'écho.

Julien, étonné, ne sut que répondre, puis se remémora sa remarque au sortir de la salle.

— Vous ne m'en avez pas dissuadé, offrit-il pour toute justification.

Bres égraina un rire. Quelques instants plus tard, il perçut sa présence dans son dos et son souffle tiède contre sa joue.

— Te rappelles-tu quand tu m'as dit qu'il valait mieux engendrer l'amour plutôt que la peur ?

Julien ne chercha même pas à fouiller dans sa mémoire. Si Bres l'affirmait, il l'avait forcément dit, un jour. Il avait dit beaucoup de choses à une époque, des choses qui lui paraissaient désormais stupides, mais que son dieu adorait pourtant lui rappeler avec perversité. Cet autre lui, plein d'espoir et de bons sentiments, l'indifférait, quand il ne le dégoûtait pas. Nul ne survivait en étant faible. Il l'avait été.

— Il semble que tu aies pris beaucoup goût à la peur que tu engendres chez mes ministres, précisa Bres.

— Mes actions n'ont que pour but de vous préserver de vos ennemis.

Bres ricana une nouvelle fois. Julien connaissait son opinion ; si le roi admettait qu'il valait mieux garder ses ministres désunis, il ne croyait pas qu'ils pussent représenter une grande menace. Les Fomoires qui étaient nés après lui n'avaient pas sa force. Quant à ceux qui naîtraient dans les années à venir, leur pouvoir s'affaiblirait au fur et à mesure des unions de leurs parents avec des humains. Il en avait eu la preuve avec sa propre progéniture et savait qu'il n'avait rien à craindre de l'avenir. D'ici quelques décennies, il serait peut-être bien l'un des derniers êtres capables de manipuler la magie, et la dépendance au nectar se chargerait de les rendre plus dociles encore. Ils l'aimeraient, ils se sacrifieraient pour lui. Quoiqu'il fasse, ils ne le rejetteraient pas, ils ne le mépriseraient pas. Pas comme les autres.

Et, pourtant, Bres n'était pas totalement satisfait, car celui qui aurait dû se consumer pour lui ne le vénérait pas comme il l'aurait dû. Julien lui obéissait, le défendait, mais il le faisait sans le moindres fanatisme et passion, sans la moindre folie. Il ne jalousait pas ses amants et ses maîtresses, ne souffrait pas d'être séparé de lui et ne tuait qu'en appliquant une froide logique et non pour exprimer une quelconque dépendance à son égard. Bres s'était emparé d'une coquille vide sur laquelle il n'avait, en définitive, aucune prise.

Du vivant d'Aymeric, au moins Julien tremblait-il à ses pieds. Au moins aurait-il pleuré s'il l'avait menacé ou s'il avait promis de s'attaquer à ce qui lui était cher ; son amant, sa précieuse humanité, sa progéniture. Au moins se serait-il révolté à l'idée de partager son corps et son âme avec lui. Au moins aurait-il pu, lui, se satisfaire de souiller celui qui avait donné espoir à son ennemi. Mais, là, il n'avait même plus aucun ennemi à humilier, et son triomphe n'avait aucun goût.

— Avez-vous encore besoin de moi ?

Quel plaisir y avait-il à avilir une personne devenue aussi indifférente à tout et qui ne représentait plus rien aux yeux de personne ?

— Votre Majesté ?

Il aurait dû prononcer cette question avec angoisse, expectative ou affection, et non avec cette neutralité qui l'horripilait.

— Dispose, lâcha Bres avec froideur.

Mais Julien ne s'en alla pas, pas immédiatement, du moins. Il se tourna même pour la première fois vers lui.

— Puis-je compter sur votre présence ce soir ?

Bres éleva un sourcil, avant de se fendre d'un sourire vipérin.

— Où donc ?

— Vous connaissez la réponse.

Il aurait pu accompagner sa remarque d'un soupir las, mais c'était sans doute trop exiger de sa part. L'agacement de Bres grandit, car il détestait susciter l'indifférence. Tout en ayant conscience du caractère infantile de sa réaction, il balaya le masque de Julien, et ses ongles tracèrent plusieurs sillons rouges sur sa joue. Pour autant, son Prophète ne frémit pas d'un muscle. Il se contenta de le fixer, sans se soucier du sang qui perlait sur sa peau.

— Pourquoi accorder tant d'intérêt à ces dîners alors que tu n'en as même pas pour ta propre vie ?

— Serez-vous présent, votre Majesté ?

— Es-tu seulement encore capable de l'aimer ?

Julien entrouvrit les lèvres, mais Bres plaqua un doigt dessus, car il devinait qu'il s'apprêtait à renouveler la même question, tel un automate cassé. Et s'il entendait une fois de plus ces mots, il craignait de l'endommager au-delà du raisonnable, ce qui ne ferait jamais que la troisième fois en un seul mois. Or, l'amusement cruel avait laissé place à l'ennui depuis longtemps, et il n'espérait même plus que ses mauvais traitements eussent un effet électrochoc.

Il se pencha en avant pour chuchoter à son oreille tout en étant à l'affût du moindre indice, externe ou interne, qui aurait témoigné d'un quelconque trouble.

— Je serai là, mais si elle pleure encore, je voudrais que tu aies bien conscience qu'elle souffre par ta faute. Mais tu t'en moques, n'est-ce pas ? Tu t'en moques, comme du reste. Peut-être devrais-je lui faire comprendre.

— Si vous y tenez, se contenta de répondre Julien.

Il s'écarta pour aller ramasser son masque et le replaça sur son visage. Mais il n'eut pas l'opportunité de s'éloigner sans une dernière remarque acerbe de son dieu :

— Elle sait aimer, contrairement à toi. Et je ne la garde en vie que pour cela.

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