Personne ne sait quand, personne ne sait où. ✷ Personne ne sait plus qui.
Dans l'esprit de Gabriele Zacchi, les moments marquants de son enfance sont toujours racontés sous forme d'interrogatoires. ( Peut-être est-ce un moyen pour elle de cacher cela sous une forme de fiction, comme si les images monochromes qui défilent dans sa tête empêchent alors la vérité de s'être déroulée. ) Installée dans un fauteuil en cuir blanc, celui de l'avion qui la ramène à Milan, là où se trouve sa maison ; ou du moins ce qu'il en restera après les fouilles archéologiques de ses doigts de fée se soient plongés dans un passé enfoui dans le grenier de la Maison Soleil, Gabriele inspire, son ventre gonflant sous son geste imprudent. Si Kristjan jette un coup d'œil à celui-ci, il verra que quelque chose cloche. Non pas sa respiration, mais ce qui l'en empêche.
Son pouce frôle le bas de son ventre et Gabriele arrête de respirer. Il ne doit pas savoir. Pas maintenant. Pas comme ça. Et même si cela ne se voit pas encore physiquement, Gabie ne peut s'empêcher de croire que Kris le découvrirait simplement au toucher. Il a toujours fait attention à ces détails. Malheureusement pour lui, Gabriele est douée dans l'Art de cacher des choses. Certains diront qu'elle passe trop de temps avec Suzana ; qui est actuellement la femme la plus en colère qui est jamais existé, d'autres diront que c'est Papa Zacchi qui a commencé à lui montrer les bases.
( Gabriele, la scène va commencer ! )
Elle ferme ses paupières. La pièce est plongée dans le noir total. ( On entend quelqu'un respirer. ) Puis les lumières s'allument et la caméra se braque sur la face ( cachée ? ) de son père. Devant lui, ses mains sont liés. Ses cheveux collent à son visage anguleux, à cause de la sueur. Il sourit ; mais il ne laisse transparaître aucune joie. Ses lèvres entrouvertes donnent place à un petit sourire satisfait. Il sait pourquoi il est là. Il en est fier.
Et il semblerait que Gabriele n'est pas présente dans la pièce. ( La caméra se tourne vers l'inspecteur. Oh, mais si ! Gabriele est là. C'est elle qui est assise face à son père. )
⸺ Monsieur Zacchi, nous avons été, à l'aide de nos caméras, témoins d'une scène, où devrais-je dire plusieurs, où l'on voit votre fille Gabriele Zacchi et vous-même, si tant est que vous vous rappelez d'elle et de ses yeux sombres, durant différents moments de son enfance tumultueuse. Donc je vous le demande, aujourd'hui, vous savez certainement pourquoi vous êtes ici, n'est-ce pas ? ( Il ne répond pas. Les ongles de Gabriele s'enfonce dans ses paumes moites. On dirait qu'il ne l'a même pas reconnu. C'est marrant. Il oublierait le visage de sa fille ? Oui. )
⸺ [Silence]
⸺ Bien. Puisque c'est ainsi, allons directement au but, n'est-ce pas ?
Écran noir. Une vidéo se lance. C'est Gabriele qui se tient sur les épaules de son père. Ils sourient. Puis l'eau de la piscine devient sombre, c'est le Soleil qui s'éclipse pour laisser la fille de la Lune avoir son moment.
⸺ Gabie, t'veux que Papa te lance ?
⸺ Oui !
Gabriele fait plouf. Mais Gabriele ne remonte pas. Car Gabriele ne sait pas nager. Papa Zacchi le sait. Car Papa Zacchi n'a pas appris à Gabriele. Les secondes passent lentement et des bulles transparentes montent une à une à la surface de l'eau. Sans Gabie.
⸺ Eh, Gabs !
Papa appelle Gabriele. La brune ne décroche pas. ( Cela pourrait tout changer pourtant. ) Puis sans savoir pourquoi, sans savoir comment, les yeux d'obsidienne de Gabriele sont fixés sur Papa Zacchi, avec sa petite bouche grande ouverte, cherchant de l'air, et ses deux poumons brûlants.
⸺ V'là Gabie. Bien joué ma p'tite !
Papa Zacchi attrape Gabriele dans ses bras, qui rigole. Elle a eu peur, mais Papa l'a sauvé. Enfin il allait le faire. Il l'aurait fait. Il aurait sauvé sa fille. ( ? )
Écran noir. La vidéo s'arrête, comme le cœur de Gabriele s'apprête à faire. Les images se sont lovées contre son organe vital, prêtes à lui appliquer le coup de grâce. ( Dans ses souvenirs, le déroulement de cet après-midi était enjolivé. C'est toujours comme cela. )
⸺ Quelque chose à dire pour votre défense ?
⸺ [Silence]
⸺ Très bien.
Écran noir. Le projecteur grésille un peu. Les deux paires d'yeux regardent la toile blanche où la nouvelle vidéo apparaît. Papa Zacchi est avachi sur le canapé du salon. Gabriele dessine sur la table basse. ( Un cheval ; ou ce qui est sensé en être un. Comme celui qui s'est infiltré à Troie, guerre que Sveva et Suzana ont pris soin d'enseigner à Gabriele Zacchi, avec leurs stratégies minables et leur amour dissimulé. La guerre aurait pu s'arrêter bien avant, mais l'égo d'un héros est ce qu'il est. )
⸺ Papa, regarde !
⸺ Mh...
Ses yeux ne quittent pas la télévision, malgré le fait que Gabie montre son dessin fièrement, ses pupilles nacrées brillantes d'excitation. Mais Papa s'en fiche. Les informations semblent plus importantes que sa fille. Et son regard s'éteint quand elle réalise ceci. Qu'elle n'est pas importante à ses yeux. Les murs blanc cassé se moquent d'elle et de sa naïveté. Gabie n'a que huit ans, pourtant Papa a déjà tout tué. ( Enfin, pas encore tout. Il reste quelque chose qu'il n'a pas encore mis six pieds sous terre, mais cela ne serait tarder. Elle sait, puisque personne ne l'a voit dans la maison. Jamais. Elle prépare Gabie à son absence pesante qui l'empêche d'avoir une Maman. )
⸺ Papa, s'il-te-plaît !
C'est ce que Gabriele ne comprend pas. Que tout cela, les dessins et les enfants et les jouets en plastique qui traînent sur le tapis du salon et les caprices de sa gamine et les cheveux qui traînent dans la salle de bain en mosaïque grise et les aller-retours chez la nourrice qui ne parle même pas italien et les cris de celle qui l'a piégé ici ne lui plaisent pas.
Écran noir. Gabriele Zacchi retient ses larmes. Papa Zacchi n'a pas bougé. La lumière blanche du projecteur semble s'évanouir petit à petit, et avec lui tout l'espoir de Gabriele. Elle sait. Elle sait. Elle sait. Car c'est elle qui a préparé ce putain de dossier à la con. Elle qui a sélectionné avec soin les trois vidéos qu'elle souhaitait montrer à son Papa. ( Même s'il ne mérite pas ce titre là. )
⸺ [Silence]
⸺ [Silence]
Écran noir. Vidéo. C'est Gabriele qui tremble sur la moquette, tachée par l'alcool, de sa chambre. Et Papa hurle. Et Maman pleure. Gabriele se bouche les oreilles, apeurée. Si Papa trouve Gabriele, il va crier sur elle aussi. Elle veut pas. Elle aime pas quand Papa crie. Ça fait mal aux oreilles puis ses bras ont une sensation bizarre. C'est comme si ses poils se levaient tous, le peu qu'elle en a, du moins. La porte de sa chambre s'ouvre avec violence ; tout dans cette maison est teintée de celle-ci. Le bruit du bois heurtant le placo résonne dans sa gorge nouée.
⸺ T'es pas encore couchée toi ?
⸺ [Silence]
Gabriele n'ose pas parler. Le ton de Papa est doux pourtant, mais Gabie sait que quelque chose cloche. Les bras de Papa attrapent le corps de Gabriele, portant la gamine frêle jusqu'à son lit.
⸺ T'as dix minutes pour dormir, sinon tu s'ras punie.
Elle acquiesce. Évidemment, quand les dix minutes se sont écoulées, petite Gabriele ne dort pas encore. Mais elle fait semblant. Et Papa semble tomber dans le panneau. Il s'approche de son lit et ses mains attrapent sa couverture, mais elles ne replacent pas celle-ci ; elles l'enlèvent. Et elles continuent à enlever et enlever encore, tout ce qu'elles peuvent, dont l'envie de vivre de cette gamine qui ne méritait pas cela, même si elle avait dépassée son couvre-feu de quelques minutes.
Gabriele coupe la vidéo. Elle sort de la pièce. Elle vomit sur le sol ; et ce n'est pas à cause de sa grossesse. Gabriele pensait réellement être capable d'être confrontée à son père et à ce qu'il s'est passé ; mais elle ne peut pas. Les traces croissant-de-lune que ses mains calleuses ont laissé ne partiront pas.
⸺ Mon Dieu, je t'en supplie, aide moi.
Elle devrait avoir honte ! Gabriele se tourne toujours vers Dieu quand elle a besoin de quelque chose, et dès que ce n'est plus le cas, elle l'abandonne. Gabriele, ce n'est pas comme cela que ça marche ! Tu devrais le savoir. Et tu devrais avoir honte, Gabie. Tellement, tellement honte de toi. ⸺ Écran noir. Mais ce n'est pas une nouvelle vidéo qui se lance. C'est le générique de fin.
Smoke Signals. ✷ baerella.